Chronique d'un chateau hante
d’être
fait chevalier de l’ordre.
— Et
parfois, se dit Gaussan à voix haute, à la mort ou à l’amputation.
Il
hésitait à faire ouvrir la porte de la citadelle et à s’annoncer à sa chère
épouse. Elle avait été mise au courant de son état mais il y avait maintenant
trois mois qu’aucun mot, qu’aucune rencontre n’avait eu lieu entre eux. Le
monde de leur entente avait basculé. Une volonté autre que la leur avait
bousculé leur bonheur et l’avait détruit sans qu’ils le sussent.
Ce fut
Gersande qui entendit le charroi dans la côte qui conduisait au parvis de la
citadelle. Depuis des jours, sachant son retour proche, elle guettait dans le
courtil l’arrivée de son mari. Ce fut elle qui fit débloquer la porte.
Elle
était dans l’arrogante opulence de ses vingt-trois ans. Sa chair était lourde
d’une longue attente. Elle était encore pleine de cette interminable nuit de
noces qu’ils s’étaient octroyée et qui les avait révélés à tous deux. Elle en
attendait les lendemains avec convoitise.
Elle
savait bien sûr qu’il avait perdu une jambe à Malplaquet et elle s’était
enquise de la hauteur qu’il l’avait perdue. Lorsqu’elle avait su que c’était
seulement au niveau du genou, elle avait pris la chose sans grande
appréhension.
Quand
s’ouvrit la porte de cette forteresse si semblable au krak des Chevaliers,
là-bas en Palestine, c’était la nuit close depuis longtemps et les flambeaux
haut levés des valets repoussaient la pénombre du ciel provençal, laissant à
l’imagination le pouvoir de le recréer.
Palamède
était un homme de belle taille. Il se tenait très droit en dépit de sa
mutilation. Les prémices de la nuit permettaient de ne souligner de lui que
cette prestance encore rehaussée plutôt qu’aggravée par la béquille qui le
soutenait sous le bras. Lorsqu’un homme est naturellement élégant et de l’âme
et du corps, nulle infirmité ne peut en gâter l’aspect.
Palamède
apparut à Gersande tel que l’amant qui, quelques mois auparavant, lui avait
fait entrevoir le paradis. Elle traversa l’esplanade toute courante, pendant
que les valets abaissaient le marchepied. Et elle avait tellement effacé ce
qu’elle ne voulait pas voir que dans l’élan de son effusion elle manqua de le
faire s’étaler et qu’il dut se cramponner au montoir scellé dans la muraille du
château. Elle ne lui dit ni bonjour ni ne poussa des cris de joie.
— Viens
vite ! dit-elle.
Elle
avait consigné dans leurs chambres la douairière de Gaussan, mère de Palamède,
et sa propre mère, née duchesse de Sabran, dont elle n’avait que faire. La
douairière de Gaussan ne lui pardonna jamais de lui avoir confisqué son fils.
Refusant
de considérer que Palamède claudiquait péniblement derrière elle, elle lui
avait emprisonné la main et le tirait comme un prisonnier. Le corridor faisait
quatre-vingts coudées jusqu’à la chambre dont Gersande avait laissée ouverte la
porte à deux battants. Le tout, le corridor et la chambre, sentait le salpêtre
comme une bonne cave. Il semblait que les six siècles de son existence avaient
imbibé d’humidité montant du safre toutes les murailles de la forteresse.
Palamède avait oublié ce fumet d’outre-tombe. Il se promit à l’instant de ne
pas laisser Gersande plus longtemps dans cette prison malsaine.
— Comment
peux-tu, se dit-il, laisser moisir cette merveille de femme en un pareil
bas-fond ?
Mais il
n’avait plus le temps de réfléchir, Gersande le basculait sans le lâcher en
travers du lit dont le baldaquin oscillait sous le choc. Elle déchirait dans sa
hâte les dentelles des manchettes qu’elle jetait au loin ainsi que le cilice
dont elle s’était armée durant son abstinence.
Elle se
trouvait nue sous lui, impatiente, tenant entre ses doigts le sexe érigé de son
amant et, les yeux grands ouverts, contemplait celui-ci extasié.
La jambe
manquante ne comptait pas, ne comptait que la fureur de l’érotisme, l’envie de
se manger l’un l’autre, ne sachant comment, par quelle invention nouvelle
s’interpénétrer, s’encastrer, ne faire qu’un. Les langues actives se disaient tout
ce que leurs lèvres scellées par les gémissements ne pouvaient articuler ;
tout cela fut l’espace d’une nuit et d’un jour. La faim seule plus que
l’épuisement vint à bout de leur recherche.
Les deux
douairières pour une fois unies étaient venues à deux reprises
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