Chronique d'un chateau hante
repoussait le soleil, le marquis avait
passé sa jeunesse à l’ombre de ce roi. Le grand-père de Gaussan avait dû son
marquisat à son astuce : étant page de Louis XIII, lequel aimait beaucoup
la chasse, il avait remarqué que Sa Majesté piaffait d’impatience quand son
cheval était fourbu et qu’il fallait en changer. Jusqu’ici on lui présentait
les montures tête à queue. Gaussan inventa de les maintenir flanc à flanc, de
sorte que le roi, qui à cette époque avait seize ans, passait d’un bond de l’un
à l’autre sans même mettre pied à terre, ce qui abrégeait le temps où
s’interrompait la poursuite.
Gaussan,
le père, connut la fronde dans l’armée de Condé, puis il se rallia et fut
absorbé comme tous les nobles en l’énorme asservissement de luxe qu’avait été Versailles.
Le roi n’avait jamais oublié la nuit de Saint-Germain où il avait couché sur la
paille à Blois, à cinq ans, aux côtés de sa mère tremblante et du Mazarin qui
ne cessait de prier en robe rouge, n’osant quitter la pourpre cardinalice de
crainte d’être écharpé.
En jouant
du pardon, par de grandes pensions accordées, par des honneurs de peu ou de
grande importance comme l’ordre du Saint-Esprit dont Sa Majesté était l’unique
dépositaire et dispensateur, Louis XIV avait réussi à parquer dans ce petit espace
de Versailles toute la noblesse turbulente qu’il avait domestiquée. Des guerres
perpétuellement suppurantes étaient venues à point nommé flatter l’impatience
d’en découdre qu’éprouvaient ces hobereaux, à peine sortis de la barbarie. Ils
pouvaient à loisir s’y battre, s’y illustrer, s’y ruiner et même s’y interdire
par la mort toute postérité.
Le roi
dit à Gaussan qu’il lui permettait de lui faire sa révérence le lendemain en
son cabinet et ensuite de se retirer en ses terres comme son invalidité l’y autorisait.
Il lui
donna ce jour-là une grosse pension. Le cardinal de Gaussan, son oncle, avait
aussi travaillé le roi en sa faveur. Celui-ci était fort susceptible sur
l’ancienneté de sa grandeur. Sa Majesté avait bien voulu oublier la réponse
faite à l’un de ses ancêtres par l’un de ceux du marquis Pons de Gaussan :
« Ce n’est pas à l’auguste Maison de France que nous sommes redevables de
la qualité de gentilhomme. Nous la possédions avant d’être ses sujets. »
Toutefois,
au sortir de cette audience, Toussaint de Gaussan, le cardinal, s’arrangea pour
prendre le bras de son neveu et l’entraîner au-dehors, dans les jardins, sous
prétexte d’y faire un tour de promenade. Il l’emmena jusqu’au loin du grand
canal, en un endroit où l’on pouvait vous voir de toute part mais où nul ne
pouvait vous entendre. Louis XIV avait semé des valets bleus en tous les points
du château qu’il était nécessaire. Ils étaient partout visibles, ostensibles
car le roi ne voulait pas seulement connaître tous les secrets de ses sujets mais
les empêcher d’en avoir aucun. Les valets bleus dont les lieux étaient infestés
avertissaient chacun de cet état d’esprit.
Quand il
fut bien assuré de leur solitude et eut montré le ciel où il faisait beau afin
d’assurer l’innocence de cette conversation, le cardinal dit au marquis :
— Mon neveu, ne vous étonnez point de tant de précaution, le secret que
j’ai à vous communiquer est de première importance et je suis vieux. Je suis
usé. Les péchés du roi, depuis trente ans, je les engrange dans ma besace et
leur pardon devient écrasant. En vain l’ai-je supplié de m’en délivrer. Il y a
des pères tertiaires qui guettent ma défaillance et qui sont friands de ces
morceaux-là. « Sire, lui ai-je dit, si Votre Majesté ne me délivre pas, je
vais périr à la tâche ! » Savez-vous ce qu’il a eu le front de me
répondre ? « Eh bien, nous périrons ensemble ! » Marchez,
mon neveu, ne vous arrêtez point ! La marche paraît naturelle et le roi
flaire le conciliabule et la cabale sitôt que ses valets lui signalent les gens
immobiles en train de se parler !
Il
s’interrompit une seconde pour se moucher bruyamment. Il se reprocha aussitôt
ce geste où l’on pouvait saisir le préambule d’une conversation à secret.
— Mon neveu, dit-il, quand il eut consciencieusement curé ses fosses nasales,
vous allez partir pour Mane retrouver votre ravissante épouse et il est très
probable que vous n’aurez plus envie de revenir à la Cour. À ceci,
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