Chronique d'un chateau hante
que deux squelettes sont amoncelés au
sol.
Elle
flairait l’atmosphère comme un chien de chasse. Soudain elle tomba en arrêt.
— Qu’est-ce
que c’est ? dit-elle.
Elle
désignait au coin de la cheminée une sorte de lance terminée par un fer rouillé
et que les toiles d’araignée avaient emprisonnées sous des générations de nids
abandonnés. Les fientes des pigeons avaient transformé en carapace la soie
animale agglomérée.
— On
dirait un drapeau ! dit Palamède.
— Déploie-le !
dit Gersande.
Palamède
obéit. Dans un froissement d’étoffe et un nuage de poussière, l’objet livra son
secret : c’était le gonfanon de Mantoue qui accompagnait jadis comme un
sauf-conduit ceux qui voyageaient sous la sauvegarde des tyrans italiques.
Chaque duc avait son propre gonfanon. Celui de Mantoue représentait la tête de
la Gorgone, la langue tirée et rayonnant comme un soleil jusqu’à la bordure du
drapeau. Gersande et Palamède restèrent muets devant ce trophée. Poursuivant
leurs investigations, par les fenêtres de la ruine qui n’avaient plus ni vitres
ni huisseries, ils découvrirent le plus beau paysage du monee, une plainette
sous le coteau, riante et bien cadrée par un ensemble de collines que
limitaient le Luberon et Lure tutélaire en plein nord, dont on sentait que
cette montagne gouvernait l’ensemble. Des bosquets opulents de peupliers et de
chênes ponctuaient les labours et les prés. On avait envie, devant tant de
beauté, de prononcer le mot « paix » à tout instant. Les restanques
autour de la ruine laissaient entendre qu’en ce lieu délaissé, des gens très
sages avaient vécu dans le temps et qu’un bonheur très pur (qu’un rien pouvait
dévaster) s’y était, au cours des siècles, perpétué.
Là-bas,
au loin, du côté où la plainette remontait vers les contreforts de Lure, une
forêt de cèdres fermait l’horizon et devant elle, mais loin devant, on voyait
un chêne à la fois trapu et qui apparaissait géant malgré la distance. Gersande
le désigna.
— Il
est chez nous ? dit-elle.
— Oui,
répondit Palamède. Il y avait au pied un couvent de clarisses, anéanti par les
protestants au siècle dernier.
Gersande
allait au loin avec son gros ventre, s’exclamant de bonheur à chaque pas. Elle
errait parmi la végétation qui avait envahi et effacé les belles allées et les
plates-bandes autrefois domestiquées et où les poiriers sauvages, les genêts et
le tapis de la bauque serrée qui se perpétuait de saison en saison, gonflant le
sol sous sa fermentation, préservaient les souvenirs du travail qui avait été
accompli pour rendre ce lieu aussi beau que le paysage qu’il commandait. Deux
tours pour rire bornaient une terrasse spacieuse où s’encadrait tout le pays
que soulignait l’esplanade. Une source jasait toute pimpante au bord de la
verdure d’un tunnel de rocher tapissé de capillaires.
— C’est
une scène pour jouer l’opéra, s’exclama Gersande. Je vous en prie !
Faites-moi vivre ici !
Trois
maçons vénitiens, déposés là par l’écume des guerres et des épidémies, vivaient
à Mane en ces temps-là et chantaient des trios de Legrenzi en toute rencontre.
C’est au rythme des souvenirs d’un opéra qu’ils n’avaient jamais vu jouer
qu’ils édifièrent cette maison à flanc de coteau, laquelle soulignait par son
élégante ponctuation le filigrane de ces villages et de ces fermes qui se
modelaient sous les nuages changeants, suivant le rythme souverain de la
raison.
Ils
l’avaient rehaussée d’un grand escalier où pouvait apparaître à loisir, pour
peu qu’on l’imaginât, l’héroïne de La Duchesse de Palliano toute fraîche
de rosée comme une fleur du matin, avec sa voix où Legrenzi avait voulu que se
condensât son rêve.
Les
maçons vénitiens avaient le génie de la pierre et ils donnèrent aux façades cette
blondeur incomparable où celle de leur pays était pour l’éternité enclose. Ils
accommodèrent les deux tours belliqueuses en un charmant ensemble où les
pigeons roucoulaient leur colère quand ils voulaient à toute force contraindre
leurs femelles à couver.
Les
Vénitiens et leurs enfants qui leur servirent de manœuvres donnèrent un nom à
leur chef-d’œuvre. Considérant la forteresse rébarbative, berceau de la race,
laquelle dominait Mane de son écrasante masse (quoique, au printemps, un
amandier rose l’agrémentât de son toupet dans l’éboulement d’un
Weitere Kostenlose Bücher