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Chronique d'un chateau hante

Chronique d'un chateau hante

Titel: Chronique d'un chateau hante Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Magnan
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timidement
heurter à l’huis, mais que comptent les mères en ces instants ?
    Cependant,
à ces frairies, Palamède n’était qu’à moitié présent. Les affres de la guerre
s’étaient imprimées dans sa peau avec leurs instants horribles : les morts
qu’il avait fallu quelquefois repousser loin de soi, où ils s’étaient
fraternellement appuyés, pour dégager l’épée, le pourpoint tout poisseux d’un
sang impur dont ils vous avaient inondé ; l’odeur de la bataille et des
défécations de peur (la peur étant la sœur fraternelle de l’héroïsme) et puis
soudain ce boulet en silence, couplé à un autre par une chaîne brûlante qui
sournoisement vous sectionne proprement un membre, et le miracle du sang qui
s’arrête de couler et vous laisse comme un pantin mou couché vivant sous votre
cheval mort éventré dont le poids vous a heureusement comprimé le moignon et
vous empêche de vous vider de votre sang et – pendant combien de
minutes ? — ce membre lui-même dont vous devez supporter la vue près de
vous, juste sous votre nez, dans la flaque de sang vermeil que la terre
d’Artois achève de boire ?
    Alors, au
moment où toute volonté n’est plus qu’un frein pour retarder votre paroxysme
afin de permettre à votre amante d’épuiser complètement le sien, soudain
l’horreur ressuscitée vient vous frapper en pleine figure, vient s’insérer
entre la volupté et vous, entre la jouissance et vous. Tout cela ensemble,
simultanément, à brûle-pourpoint.
    Ainsi le
sentiment de Palamède pour Gersande était laminé peu à peu par le souvenir de
la guerre. Celui-ci montait depuis le tréfonds de son être, il pointait à la
surface de sa mémoire, il la submergeait sans qu’il en eût conscience. C’était
seulement, mais très souvent, quand le pressait de se gratter cette jambe qui
le démangeait à l’endroit précis où elle n’existait plus.
    Mais il
aimait toujours sa femme autant de sentiment que de désir. Il ne comprenait pas
la nature de l’effritement qui se produisait en lui. Il ne pouvait pas savoir
qu’il vivait en même temps que Gersande la surprise que celle-ci éprouvait
chaque fois qu’elle se heurtait à cette absence de jambe, fût-ce seulement à la
hauteur du genou. On croit toujours que les réactions à l’imprévu sont subites,
immédiates. En réalité, l’esprit doit prendre le temps de digérer l’étonnement
que, dans l’amour, toute différence constatée chez l’être aimé provoque dans
l’abîme profond de la conscience et ce qu’il faut de temps à celle-ci pour
savoir si elle accepte ou non ce changement.
    Palamède
ne tint aucun compte du décalage qui s’approfondissait en lui, pas plus que
Gersande n’en tint compte.
    Ils
commencèrent à chercher parmi leurs domaines un lieu qui fût moins inhabitable
que la citadelle pleine de froid et d’ombre où le destin leur avait assigné de
vivre.
    Il
existait, au flanc d’un coteau couvert de grands arbres, la demeure délabrée
d’un ancêtre commun dont le toit s’était écroulé en partie. Là avaient vécu une
famille et sa descendance, laquelle avait autrefois embrassé le protestantisme
et qui pour cette raison avait dû aller vivre en Allemagne.
    Parmi les
guerres et les invasions, en ces temps-là, la peste aussi, qui sévissait tous
les quarante ou cinquante ans, quelquefois plus quelquefois moins, dispersait
les familles, les décimait, jetait la panique à tel point que les survivants
fuyaient en abandonnant tout.
    Un jour
de pluie, Gersande et Palamède allèrent reprendre possession de cette ruine où
presque tout était encore intact. Ils durent déclouer la porte qu’on avait
condamnée sur des pestiférés. En dépit des maigres ossements (il avait dû y avoir
deux morts), cette maison avait un tel pouvoir d’envoûtement qu’ils éprouvèrent
dès l’entrée, et bien que la marquise fût enceinte de son troisième enfant,
l’envie de faire l’amour en cette atmosphère qui respirait la rose fanée et la
cendre de bois.
    Ils le
firent malaisément, elle cramponnée à la poignée d’un énorme soufflet de forge
fait du cuir d’un taureau et lui coincé sur le couvercle en fonte d’un poêle à
pieds fourchus, mais ce fut peut-être leur étreinte la plus inoubliable.
    Revenant
à elle, Gersande examina les lieux attentivement.
    — Il
y a eu un drame ici, dit-elle lentement au bout d’un instant.
    — Bien
sûr, puisque la porte a été clouée et

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