Chronique d'un chateau hante
générale de départ n’était plus celle qui finalement se trouvait
concrétisée. Il était obsédé par la clarté et la lumière ; le vide seul
l’attirait, l’ombre ne lui convenait pas. Chérubin eût voulu que les volumes
qu’il concevait ne soient jamais limités par des murailles.
Pallio
recueillait dévotement ces papiers. Il les examinait, il les compulsait, il
essayait de déduire de leurs esquisses enchevêtrées le plan d’ensemble que
Chérubin fomentait dans son cerveau inspiré.
L’édifice
avançait très vite dans ses prolongements plutôt que dans ses finitions, comme
si l’on anticipait la construction en laissant de côté les détails qu’on
n’avait pas encore imaginés.
L’antichambre
par exemple, ce que Chérubin appelait le hall à l’anglaise pour désigner une
pièce plus vaste qu’un lieu de passage. Ce grand quadrilatère où se logeraient
d’un seul tenant la galerie centrale et la cage d’escalier était déjà dallé
d’un mystérieux damier de carreaux noirs et blancs disposés en losange et
fuyant vers l’infini. C’était à l’imitation d’un parquet que Chérubin avait
admiré, naguère, au château d’Anet.
En ce
lieu devaient se dresser deux piliers qui soutenant le plafond ouvriraient la perspective
sur la volée d’escalier d’apparat à rampe de fer forgé figurant de fragiles
vases de fleurs à l’infini. Ces piliers encore à l’état de projet, seul le
soubassement qui les supporterait avait été maçonné. Que seraient-ils ? En
quelle matière ? De quelle section seraient leurs colonnes ? Tout ce
que l’architecte avait indiqué sur le papier, c’est qu’ils feraient onze
coudées et demie pour correspondre à la hauteur de plafond que Chérubin avait
calculée.
Pallio,
avec le génie de bâtisseur qui était celui de tous les Vénitiens, comprit tout
de suite que Chérubin achoppait sur le fait qu’il ne voulait pas de colonnes
reconstituées, faites de plusieurs tronçons, mais que d’autre part les
carrières de Mane ne fournissaient pas une pierre qui puisse résister sans se
briser à une portée de onze coudées et demie.
Il se
souvint alors qu’en bourlinguant à travers l’Italie pour gagner son pain, il
avait entendu parler du second sac de Rome. C’était un sac commercial. Pour
tous les riches Italiens qui se bâtissaient des folies, c’était la grande mode
alors d’y incorporer quelque mosaïque du siècle d’Auguste ou quelque portique
sous lequel Virgile avait peut-être rêvé. Ce fructueux trafic pour la Rome
moderne toujours à court d’argent, le Vatican lui-même n’y trouvait rien à
redire. Il n’était pas fâché d’anéantir par la vulgarité du commerce des
antiquités les vestiges de la barbarie, sauf le Colisée, un trop gros morceau
où, d’ailleurs, on avait conservé pieusement le poteau d’infamie auquel une
sainte avait été liée pour être livrée aux lions dociles qui lui avaient léché
les pieds. Mais en dehors de cet emblème, au centre du cirque énorme où la Rome
antique avait retenti des clameurs de la populace, il restait à brader nombre
de colonnades, porphyre, marbre blanc, entablements historiés, lesquels
aujourd’hui, joliment ornés de glycines en grappes, agrémentaient à qui mieux
mieux les portiques du Latium.
Pallio,
poète comme tous les Vénitiens, en tremblait d’enthousiasme rien qu’à évoquer
ces merveilles.
— Monsieur
de Saint-Jean-le-Baptiste, dit-il un jour chapeau bas à Palamède, paraît avoir
quelques difficultés avec les piliers de l’antichambre et ceux des deux
frontons. Si votre seigneurie veut bien me confier trente mille écus, je me
fais fort de lui ramener ici une demi-douzaine de colonnes et elles seront en
marbre.
Il se
réservait de faire la surprise au marquis en lui avouant la provenance de ces
colonnes qu’il proposait.
— Des
colonnes en porphyre ? dit Palamède alléché.
Il
espérait par sa munificence se faire pardonner le déduit qu’il refusait
cruellement à la marquise et qu’il s’interdisait à lui aussi quoique la mort
dans l’âme. La tranquillité de sa conscience lui tenait lieu d’assouvissement
et il dormait en paix toutes les nuits.
Pallio
partit un beau matin pour l’Italie avec son sac d’écus en recommandant à ses
deux frères ses enfants d’abord mais surtout sa femme, dont il précisa bien
qu’on ne la laissât approcher de personne. C’était un caractère naïf. Il
voulait bien
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