Chronique d'un chateau hante
chaîne sans fin de tâcherons et de tailleurs de
pierre. Les éfourceaux étaient partout bras levés attendant leurs charges de
blocs calibrés sur les six faces et qu’il fallait huit hommes pour mettre en
place. Les Vénitiens et les gens du pays avaient œuvré de telle sorte que les
trente fenêtres au rez-de-chaussée attendaient d’être coiffées de l’étage. Dans
le pré devant la pièce d’eau, le tas énorme des poutres de cèdre sur lequel
l’étage devait s’appuyer étaient prêtes à s’encastrer dans les mortaises déjà
ménagées au droit des murailles.
L’échine
chargée d’oiseaux (c’étaient des plateaux de bois à deux manches qu’on
encastrait entre les épaules et qu’on chargeait de mortier pour le scellement
des blocs), les manœuvres gravissaient les échelles en chantant comme l’avaient
fait il y a cinq siècles les bâtisseurs de cathédrales.
On travaillait
dans le crottin de cheval car il y avait sur place autant de chevaux que
d’hommes, et autant de fardiers que de chevaux. Les profondes ornières qui
depuis le chemin de Mane à Lincel conduisaient au chantier, on était obligé de
les combler de pierres concassées de semaine en semaine tant elles
s’enfonçaient sous le poids des haquets, des fardiers, des trique-balles qui
faisaient la noria entre la carrière et les écuries. On les avait construites
avant de commencer les travaux car les chevaux et tout ce qui les concernait, y
compris les six maréchaux-ferrants qu’on avait embauchés et les greniers à foin
dont il avait fallu surélever les écuries, tout ceci était la matière première
qui allait permettre au château des Gaussan de sortir de terre.
L’année
passait, l’hiver, le printemps, l’été, l’automne, cette longue patience du
temps qui suinte à travers la vie des hommes jusqu’à la fin les effacer.
Depuis
qu’ils avaient vu les premières fenêtres encadrer le paysage de rêve dont elles
divisaient des visions inattendues, les bâtisseurs de toute espèce, les maîtres
d’œuvre, les scieurs de pierre dont les lames stridentes couvraient les chants
des Vénitiens ; les maçons, les terrassiers, les tâcherons les plus
infimes, les palefreniers, les forgerons, les menuisiers, les charpentiers de
coffrages ; tout ce monde pouvait contempler fièrement, sous la pluie,
sous le soleil, à travers la brume des matins d’octobre, le chef-d’œuvre tout
blanc qui s’érigeait devant la lisière de la forêt dont le chêne gigantesque constituait
l’avant-garde.
Pallio, à
cause de son amour sans espoir, ne chantait plus que des arias funèbres. Il ne
put jamais s’enlever de l’imagination que, durant les jours où Gersande avait
soigné Chérubin de la peste en dépit de l’invraisemblance de la chose, ils
n’avaient pas cessé de forniquer ensemble. Il en avait dans l’esprit quelques
images précises et de celles qui ne laissent aucun doute. Il avait beau essayer
de se rassurer et de se représenter Chérubin se liquéfiant littéralement sous
l’assaut de la maladie, la vision terrible de cette putréfaction ne l’empêchait
pas de se le figurer chevauchant la marquise et cette obsession entretenait sa
haine.
Il y
avait pour l’étayer une autre observation bien plus révélatrice encore et
celle-là bien réelle. Pallio s’était aperçu que Gersande et Chérubin luttaient
de toute leur âme contre le sentiment qui les bouleversait, et cela le désolait
plus encore que les images lubriques qu’il inventait, car cela faisait de leur
idylle un amour légendaire.
Pallio était
partagé envers Chérubin entre deux sentiments contraires : tomber à ses
genoux pour l’admirer ou lui plonger un poignard dans la poitrine pour le punir
d’aimer la même femme que lui. Il l’épiait sans cesse, autant que son travail
de chef d’équipe le lui permettait, il l’espionnait, et marchait littéralement
sur les traces de sa respiration. Il le regardait avec douleur se remettre de
la peste, avec la même vigueur que la marquise de ses couches.
La fièvre
de la création pour le seul regard de Gersande remplaçait chez l’architecte la
fièvre de la peste. Comme tous ceux qui sont atteints de la maladie du génie,
Chérubin travaillait dans le désordre. Les plans et les épures en rouleaux,
quelquefois biffés de grandes croix au fusain marquant le repentir, jonchaient
le sol, finissaient dans la boue, allaient jouer à la voile sur la pièce d’eau.
L’idée
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