Claude, empereur malgré lui
me semble pourtant me rappeler que tu as adoré autrefois cet âne-macaque comme un Dieu.
— Et si je me souviens bien, le conseil et l’exemple venaient de toi.
— Le Ciel nous pardonne à tous les deux.
Nous étions en train de bavarder devant le temple de Jupiter Capitolin, qui venait d’être purifié rituellement, parce qu’un oiseau de mauvais augure y était récemment apparu sur le toit. (C’était une chouette du genre que nous appelons « incendiaire » parce qu’elle annonce la destruction par le feu de toute construction sur laquelle elle se perche.) J’indiquai du doigt l’autre côté de la vallée.
— Vois-tu cela ? C’est une partie du plus grand monument jamais construit et bien que des monarques comme Auguste et Tibère l’aient complété et entretenu, il a été bâti à l’origine par un peuple libre. Et j’ai la certitude qu’il durera aussi longtemps que les pyramides, s’étant en outre avéré infiniment plus utile à l’humanité.
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Tu sembles me montrer le palais.
— Je te montre la voie Appienne, répliquai-je d’un ton solennel. Elle a été commencée sous le censorat de mon illustre ancêtre, Appius Claudius l’Aveugle. La Route Romaine est le plus grand monument jamais élevé à la liberté de l’homme par un peuple noble et généreux. Elle traverse les montagnes, les marécages et les fleuves. Elle est large, droite, solide. Elle relie les cités entre elles et les nations entre elles. Elle est longue de dizaines de milliers de milles et toujours encombrée d’une foule de voyageurs reconnaissants. Et alors que la grande pyramide, haute et large de quelques centaines de pieds, frappe de stupeur ceux qui la contemplent, – bien qu’elle ne soit que le tombeau pillé d’un ignoble cadavre et le symbole de l’oppression et de la misère, au point qu’en la regardant on imagine sans aucun doute entendre claquer le fouet du contremaître et crier et gémir les pauvres ouvriers luttant pour mettre en position un énorme bloc de pierre…
Mais dans cet élan spontané d’éloquence, j’avais oublié le début de ma phrase. Je m’interrompis, confus, et Vitellius dut venir à mon secours. Levant les bras au ciel, il ferma les yeux et récita :
— Les mots me manquent, Seigneur. Et pas un de ceux que je pourrais prononcer ne saurait traduire la profondeur de mes sentiments en la matière.
Nous nous mîmes à rire à gorge déployée. Vitellius était l’un de mes rares amis à me témoigner une familiarité de bon aloi. Qu’elle fut sincère ou feinte, je ne le sus jamais. Mais si elle était feinte, elle l’était si bien que je l’acceptais comme authentique. Peut-être ne l’aurais-je jamais remise en question s’il n’avait pas autrefois trop bien joué la comédie quand il adorait Caligula, et sans l’incident de la sandale de Messaline. Je vais vous conter cette histoire.
Vitellius montait un escalier du palais, par une journée d’été, en compagnie de Messaline et de moi-même, lorsque Messaline déclara :
— Attendez un instant, je vous prie ; j’ai perdu ma sandale.
Vitellius se retourna vivement, la ramassa et la lui tendit d’un geste plein de respect. Messaline, charmée, dit avec un sourire :
— Claude, tu ne seras pas jaloux, n’est-ce pas, si je confère l’Ordre de la Sandale impériale à ce brave soldat, notre cher ami Vitellius ? Il est si galant, vraiment, si obligeant.
— Mais n’as-tu pas besoin de ta sandale, ma chère ?
— Non, par une chaude journée comme celle-ci, on se sent mieux pieds nus. Et j’ai des vingtaines d’autres paires de sandales, toutes aussi jolies.
Vitellius prit donc la sandale, la baisa et l’enfouit au fond de sa poche dans les plis de sa robe, où il la garda par la suite en permanence ; il la sortait pour la baiser de nouveau quand, au cours d’épanchements en tête à tête avec moi, il s’attardait à évoquer la beauté de Messaline, son intelligence, sa générosité, et la chance prodigieuse que j’avais d’être son mari. J’éprouvais toujours une joie profonde et sentais même parfois les larmes me monter aux yeux lorsqu’on chantait les louanges de Messaline. Qu’elle pût se soucier autant qu’elle le jurait d’un vieil homme tel que moi, boiteux, bègue et pédant, restait pour moi une source d’émerveillement. Et pourtant, personne, me disais-je, ne pouvait
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