Clopin-clopant
magasin, désormais non-fumeurs, selon la loi. L’obligation
de jeter ma cigarette avant d’entrer réfrène bien des pulsions. Réflexion faite,
ces talons sont trop hauts, ce vase trop tarte, cette tarte trop énergétique, cette
boîte d’aquarelles trop chère, cette jupe godille, je possède déjà vingt
couverts à salade, trois Opinel, ce pull doit gratter, etc.
Bref, ma frénésie d’achats se trouve régulée par le tabac, surtout
quand il s’agit de pénétrer dans une boutique de fringues où généralement ma silhouette
un peu dodue est toisée par une greluchone qui remplit à peine un 36, mâchouille
solitaire ou discute avec une copine malgré l’assourdissante musique boumboum. Pourquoi
s’exposer à l’humiliation, la frustration, la tentation quand on peut fumailler
tranquillement sans dépenser un sou ?
Un soir, près de Beaubourg, encouragée sans doute par une
boutique entièrement ouverte sur la rue, je pénétrai dans un antre du gadget, prête
à acheter mille conneries quand je fus refoulée par deux jeunes vendeurs très
allumés et percés du lobe à l’ombilic. Je crus à une persécution antiquinquagénaire
relevant à tout le moins de SOS-Racisme. Mais non, je n’étais ni percée ni
piquée, mais je fumais.
Je repassai le seuil sans porte assez hilare et tombai
quelques mètres plus loin sur deux jeunes vendeuses qui en grillaient une
devant une autre boutique branchée, d’où un sentiment ambigu : revanche, complicité,
compassion ?
La compassion, bien sûr, pour ces persécuteurs persécutés.
Tchin-tchin
Classique cocktail. Rien de glamour : tenue de bureau. Les
chichis sont au buffet. Impossible de l’aborder. Et impossible d’en décoller. Je
repars, tenant une coupe de champagne à bout de bras, tel un étendard, après
avoir chipoté un sushi, un sashimi et un pétale de maïs au guacamole. Loin de
la foule ensauvagée par la soif, la faim, l’angoisse du trou de mémoire, ma
coupe déjà à demi renversée sur le veston d’un bousculeur, j’allume une
cigarette tout en amorçant un mouvement tournant à la recherche d’un cendrier. Je
percute à mon tour un vieux copain que j’embrasse en position d’orant, le verre
d’une main, la cigarette de l’autre. Il me présente une consœur. Passage rapide
de la cigarette de la dextre à la sénestre pour serrer une menotte trop molle, trop
moite. Un serveur tend un plateau de toasts indéfinissables et brûlants. Une
vague connaissance se présente. Je passe la clope côté coupe et enfourne le
toast pour tendre la main. Manœuvre inutile puisqu’une brutale accolade renvoie
le toast d’une joue à l’autre. Brève parlote tout en cherchant où déposer la
coupe vide, le mégot incandescent. Rien. Pas de cendrier, pas de guéridon, plus
de serveur. Il me faut retourner au buffet, toujours assailli bien qu’à demi
dégarni, pour écraser ma cigarette dans un petit ramequin à glace, faute de
récipient homologué. Je reprends une coupe. Dans un début d’euphorie et contre
toute attente, j’espère voir des amis et échapper aux raseurs. Avec un air
angélique, je me détourne de l’un, contourne l’autre, pour trébucher sur le
dernier qui ne s’arrache qu’un quart d’heure plus tard. J’allume une nouvelle
cigarette. Faute de main libre, je décline un canapé, me ravise. Trop tard. J’ébauche
quelques sourires de myope, distribue cinq baisers, règle une affaire pendante
en recueillant ma cendre dans ma paume (en la faisant tomber de haut, on évite
la brûlure au deuxième degré), tournicote un peu pour trouver un réceptacle, tombe
enfin sur un ami très cher, hélas aux prises avec un petit parasite tchatcheur
qui, comme magnétisé, se colle à moi. Ce faux frère m’a refilé le « barbu »,
mais je saurai, à mon tour, me défausser de la « dame de pique ». Œillade
complice. Je glisse ma cendre dans mon paquet vide, fourre le tout dans mon sac.
Miracle, un serveur renouvelle les coupes et me donne du feu.
Malheur, un quidam jovial s’avance, main tendue. Nouveau petit ballet
cigarette-verre : « Vous ne me reconnaissez pas ? » Gloup.
« Je vous ai fait venir à Tournon. » Gloup. Échange de nouvelles et
de vues trop imprécises pour identifier cet anonyme. « Ce n’est pas Claire
Lablonde, là-bas ? – C’est bien elle. – Vous ne pourriez pas me présenter ? »
Gloup. Panique. « Euh, Claire Lablonde, je vous présente André… – Non, Paul,
Paul
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