Clopin-clopant
bien pourquoi
fumer « debout » signalait la respectueuse aussi sûrement que sa
tenue.
À ce propos, il me semble évident que l’adoption du long
fume-cigarette par les femmes fatales relève du compromis entre deux attitudes :
aguicher et tenir à distance. Cette malice d’allumeuse est – hélas ! – doublée
d’une activité peu ragoûtante : le ramonage du fume-cigarette avec un
cure-pipe, accessoire si répugnant qu’il mériterait de figurer dans la panoplie
de la lutte antitabac.
L’avant-dernière rame
J’ai passé une bonne soirée chez des amis, mais il est temps
de quitter mes hôtes avant d’avoir trop bu et de subir ce que Chasserré appelle
« la bascule ». Je me dirige vers la station Palais-Royal. Avec ma
veste bordée de fausse fourrure, mon écharpe en (vrai) cachemire, j’ai tout de
la petite bourge.
Coup de bol, j’arrive en même temps que ma rame, celle qui
se dirige vers Mairie-d’Ivry. Dans cet avant-dernier métro de la nuit, chaque
passager a trouvé où s’asseoir à l’aise. Seule, une jeune femme préfère un
strapontin aux banquettes. Par inadvertance, je m’assieds en face d’un type fin
soûl. Mais il est trop tard pour m’éloigner sans provocation. En diagonale, un
beur somnole. Je me plonge dans mon livre. Le jeune biturin nous tend un paquet
de cigarettes. Je refuse d’un signe. Le beur accepte un peu à contrecœur. L’autre
le rassure : « T’es pas obligé de la prendre. De toute façon, c’est
moi qui fais le péché » (tiens, tiens, ça me rappelle quelque chose). Il
allume sa clope. Aussitôt la fille au strapontin glapit : « Il est interdit
de fumer dans le métro ! – La ferme, pétasse. J’t’emmerde. » Elle
change ostensiblement de strapontin et se poste dans la ligne de mire du fumeur
alors qu’elle n’était qu’une voix. « T’as une sale gueule de conne. »
À moins de vouloir envenimer la querelle, tant qu’il restera dans l’agression
verbale, je décide de ne pas intervenir. « Barre-toi ou j’te pète la
gueule. » J’admire le courage idiot de cette fille qui s’obstine dans son
bon droit malgré les rafales. « J’vais t’faire la peau, moi. » Le
beur se détourne. Je reste plongée dans mon livre, relisant la même phrase en
boucle. Soudain, le pochard s’apprête à descendre. Ouf ! Mais non. Il se
dirige, menaçant, sur la fille. « T’as entendu, pétasse, j’vais t’faire la
peau. » Je me lève et lui pose la main sur le bras : « Du calme,
monsieur. Revenez vous asseoir. – L’autre connasse, elle… – Oui, mais revenez
vous asseoir, monsieur. » Il continue de vitupérer, mais je le sens céder.
Il me suit docilement et se rassied. Le beur, qui semblait prêt à intervenir, retombe
dans sa fausse somnolence. Je me replonge dans mon bouquin. Les lignes sautent
au rythme de mon cœur. Tout d’un coup, le contrevenant se tourne vers le beur
et dit en me désignant : « La dame, c’est la classe. »
La dame est flattée. La dame se rengorge d’avoir eu du
sang-froid, un rien de courage et une sacrée veine. La dame se dit aussi que
les femmes courent peut-être moins de risques que les hommes à calmer les
machos dont elles ne menacent pas le pouvoir ; que c’est plus confortable
d’intervenir que de rester passif ; que la proximité géographique dédramatise
l’arbitrage, etc. La dame s’apaise. L’antitabagique descend enfin à Gobelins, très
digne. Le beur, Place-d’Italie, très soulagé. Le fumeur ivre reste. Et le pire
arrive : un flot de remords pleurnichards. « Merci de m’avoir arrêté.
J’y pétais la gueule, sans vous. Si ma mère me voyait, elle aurait honte, etc. »
Je souris brièvement et me replonge dans mon livre en me demandant ce qui a
bien pu l’impressionner : « Du calme », « monsieur »,
« revenez vous asseoir » ?
À Tolbiac, un Noir monte. Le jeune pochard se réveille de sa
repentance. « Ah, Banania ! Moi, je les aime les Banania. » Mon
cœur de dame me remonte aux lèvres. « Je les aime, mais chez eux. Ici, y
en a trop. » Banania ne bronche pas. La rame entre à la station
Porte-de-Choisy. Je me penche vers Banania et lui glisse : « Changez
de wagon. » Banania me regarde, ahuri. « Changez de wagon, il est
ivre. » Nous descendons. Il monte dans la dernière voiture.
Je suis vidée, plutôt contente de moi, mais lucide : le
pouvoir apaisant de la dame était fragile, son triomphe éphémère.
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