Clopin-clopant
Vanité !
Sur l’escalier roulant, j’allume une clope. Un gigantesque
malabar me toise bien qu’il soit deux marches derrière moi. « Vous
pourriez pas attendre d’être à l’air pour fumer ? » J’écrase et je
pense : « J’t’emmerde, connard. »
Taxi !
Il y a des soirs où mieux vaudrait prendre un taxi. Mais une
nostalgie teigneuse m’en empêche. C’est même une question de dignité : je
refuse de rétrograder davantage en ce domaine. Car j’ai connu l’âge d’or de ces
engins où conducteur et clients, séparés par une vitre à glissière, puis un
hygiaphone, gardaient de part et d’autre toute liberté d’ouvrir ou fermer les
vitres, de fumer ou non, de converser ou se taire selon l’humeur. On y mesurait
si peu l’espace que deux strapontins face à la banquette arrière donnaient aux
passagers, notamment aux enfants, l’impression de compter. Les chauffeurs n’étaient
pas des anges mais, russes blancs ou parigots, ils connaissaient la ville par
cœur, jouaient du plan en virtuose, avaient de la monnaie. Et s’ils avaient un
chien, c’est sur leurs genoux qu’il bavait.
Tout a changé le jour où leurs véhicules professionnels, adaptés
à la fonction, ont été remplacés par des voitures de tourisme faciles à
revendre aux particuliers. Un avantage qui se paie par l’insécurité du
conducteur, l’inconfort du client, une promiscuité hors nature pour chacun et
une inégalité révoltante puisque le chauffeur peut fumer, imposer son chien d’attaque,
écouter la musique plein pot, converser sur sa CB, beugler ses injures racistes
ou misogynes, vous balader intentionnellement ou par incompétence (souvent, le
tout à la fois), tandis que le client, les rotules au menton, sans visibilité
pour cause d’appui-tête à la place du mort et de divers autocollants, n’a que
ses yeux pour répertorier les interdictions de fumer, de manger, d’avoir un
chien, de payer par chèque, etc. Les taxis ne sont plus des lieux de détente
mais de contention. C’est la seule activité de service qui renie la devise « le
client est roi ». Chez eux, c’est le règne du taxi maître.
Mais bon ! après tout, le chauffeur aura ménagé ses
sièges et, faute de miettes et de cendres apparentes, se sera cru dispensé de
secouer ses tapis de sol, de vider les cendriers pleins de chewing-gum pégueux
et d’aérer son véhicule. Quant au passager, l’odorat enfin libéré de ses
propres fumées, il pourra se concentrer sur la fragrance du désinfectant qui
pendouille comme un talisman au rétroviseur et sur les émanations de diesel
dont il a toujours bêtement pensé qu’elles étaient plus toxiques que sa fumée.
Curieusement, les chauffeurs qui n’interdisent rien, ni
avant ni pendant le trajet, sont les plus qualifiés, les plus courtois, les
plus propres. En outre, pour une raison mystérieuse, ce sont des « nez ».
Ils vous accueillent souvent d’un « Laissez-moi deviner. Votre parfum, c’est
Eau sauvage, je me trompe ? ». Ils ne se trompent jamais. Mais je n’ai
plus l’occasion de rendre hommage à leur odorat, théoriquement anéanti par
Gauloises de Seita.
Car un jour, bien avant les lois antitabac, mais après mille
querelles fielleuses et descentes suicidaires au premier feu rouge, après
quelques bouffées délirantes sadomasochistes à attendre, y compris sous la
pluie battante et chargée comme un baudet, qu’un chauffeur tolère une fumeuse, après
avoir remonté des kilomètres de queue en mendiant cette faveur encore légitime
(j’avais noté à cette occasion que, quelle que soit la question qu’on pose à un
chauffeur, il dit non si son prédécesseur dit non, même si on lui a demandé l’heure),
un jour, donc, alors que dans les périodes argentées je prenais au moins dix
taxis par semaine, j’ai cessé. Même pour revenir de mes séances de
chimiothérapie, bien que le taxi soit payé par la sécu. Plutôt m’évanouir dans
un bus bondé – des foules à tenir debout un corps mort – que de payer ma frustration.
Il n’y a qu’en allant ou revenant d’un aéroport que je m’impose cette continuation
du sevrage de cigarettes. Au point où j’en suis…
Espaces non-acheteurs
Mes économies considérables sur le taxi compensent presque
mes dépenses chez le buraliste. En outre, ce n’est pas le seul poste où je
mégote. Certes, je fais toujours du lèche-vitrines, mais j’y regarde à deux
fois avant d’entrer dans un
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