Clopin-clopant
l’équipage
compatissant, l’autre franchement hostile. J’y appris notamment que, dans une
sorte d’hystérie antitabac nationale, l’Australie défendait depuis longtemps qu’on
fumât dans son espace aérien : à dix mille mètres d’altitude au-dessus de
son territoire gigantesque et en partie désolé, les fumeurs devaient éteindre
leur cigarette. Voilà donc un pays qui, hier, zigouillait sans état d’âme aborigènes
et marsupiaux et qui, aujourd’hui, a peur que la fumée ne lui tombe sur la tête).
Ironie du sort, les fumeurs à cran, bourrés de Témesta, abrutis
de somnifères, saturés de Nicorette, s’entendent à plusieurs reprises rappeler
leur infortune : une voix suave leur confirme qu’ils ne doivent pas fumer
dans les toilettes ; les panonceaux d’interdiction de fumer continuent de
s’éclairer et de s’éteindre au gré des mouvements de l’appareil ; les
consignes de sécurité enregistrées suggèrent toujours d’éteindre sa cigarette
en cas de dépressurisation. Et le pétuneur de rêver que tout n’est pas perdu, que
la situation est réversible, que face à la nouvelle toxicomanie aux Nicorette, face
au regain d’anxiété, aux dangereuses surcharges pondérales du sevrage, on réhabilitera
la cigarette. Ce songe-creux n’ignore pourtant pas que seule la pingrerie
préside à l’immuabilité des signaux et consignes. Ces petites médiocrités lui
sont familières. Déjà, avant, on le reléguait en bout de fuselage, à côté des
toilettes, près de l’office. Il ne s’en formalisait pas car il savait que les
rares rescapés de crash étaient les passagers installés à l’arrière, donc les
fumeurs. Ainsi le vice était-il scandaleusement récompensé.
Seule la SNCF tient démocratiquement compte des fumeurs en
leur ménageant encore, ultime concession avant une probable prohibition, une
voiture suroccupée, surenfumée et puante que tout le monde doit traverser en
faisant « pouah » pour aller au bar. Car, là encore, le fumeur
occasionnel vient se surajouter aux structurels.
Il m’arrive de détester autant les fumeurs dissimulés que
les non-fumeurs rigides.
Trêve de fumerie
Aussi surprenant que cela puisse paraître, il m’arrive de ne
pas fumer. En dehors des lieux strictement ou légitimement interdits, je m’abstiens
en de rares circonstances telles que trois à douze heures après une
intervention chirurgicale et pendant la phase œdémique d’une angine.
Plus spontanément, revenant du marché dominical, tout
occupée à laver et ensacher les salades, trier, équeuter, rincer et répartir
persil, cerfeuil, coriandre, menthe en autant de bouquets de cuisine, disposer
les fleurs, ranger les légumes dans le réfrigérateur, les ressortir pour
nettoyer les bacs, les rerentrer, répartir les œufs dans leurs alvéoles, le
beurre et les fromages dans leurs niches, regarnir les bocaux de café, pâtes, farine,
sucre : pendant tout ce temps, j’oublie de fumer.
Idem quand je sarcle, sème, dépote, rempote, arrose, désherbe,
tuteure, bouture, vaporise, taille, marcotte sur ma terrasse qui, avec ses
douze mètres de pourtour, ne risque cependant pas de devenir un vrai terrain de
sevrage.
Faute d’être Shiva en personne, le vrai moment où je frise
la désintoxication, c’est quand s’annoncent des invités à l’improviste. C’est
évidemment la semaine où la femme de ménage est malade, où le four n’a pas été
pyrolysé après le dernier gigot, le jour où j’ai oublié de brancher le
lave-vaisselle. Même si François prétend s’occuper de tout, il faut ranger ce
qui traîne, vérifier la rutilance de toute surface émaillée, reboucher les
flacons, changer les essuie-mains, en profiter pour se laver les cheveux, retaper
le lit, libérer les accès encombrés par les livres, la table jonchée de
journaux et de magazines. En mettant le couvert, je casse une carafe, renverse
le poivre en grain dans l’entrée, répands de la cendre en préparant le feu.
« Hâte-toi lentement », disait ma petite grand-mère paraphrasant
Boileau. Moi, je cite Cambronne à tout bout de champ, houspille François qui s’active
aux fourneaux avec un sang-froid crispant. Inévitablement, on se gêne, on se percute,
on s’engueule.
Enfin, au terme d’une heure et demie d’agitation du style
alerte dans un sous-marin, nous nous asseyons. Enfin, j’allume une cigarette. C’est
alors que l’interphone nous vrille les tympans et que
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