Confessions d'un enfant de La Chapelle
et froc de toile blanche chez les bouchers, pâtissiers, volailleux. Cotte et pantalon bleus sont l’uniforme du mécano, de l’électricien, du chaudronnier. La blouse grise ou blanche, celui de l’horloger, de l’opticien. L’apache lui-même se distingue par ses pantalons pattes d’éléphant avec poches à la mal-au-ventre, sa casquette à pont, son foulard de soie et sa courte veste soyeuse. Nul alors n’a honte de sa condition, et même tient à l’affirmer par le port, dimanches et fêtes, d’une réplique, dans son neuf, de sa tenue de boulot.
La vendeuse, dite encore demoiselle de magasin, rencontre elle aussi un certain ostracisme amené par le chapeau qu’elle coiffe pour se rendre à son travail. On prise davantage le chignon en bouton de soupière de la blanchecaille, de la manutentionnaire, de la cousette. Qu’une fille du quartier, gironde et bien roulée, ait la chance, après avoir été arpète, petite main, puis ouvrière, de devenir mannequin, et se hasarde à acheter au rabais tailleur ou robe de la collection qu’elle a présentée, et c’est l’abomination. Vite suspecte d’être entretenue et de faire la « noce », le vide se fait autour d’elle. Les parents de ses meilleures amies, redoutant la contagion par l’exemple, interdisent sa fréquentation. Quelque matou plus évolué se hasarde à lui faire du plat ; repousse-t-elle ses avances, la voilà taxée de prétention, et ô paradoxe, souvent traitée de salope. Le désir de promotion sociale n’est pas encore dans le quartier une ambition avouable. L’étude, à l’école Pigier, de la sténodactylographie, alors métier nouveau et que l’on préjuge d’avenir, marque pour les jeunes filles, dans l’émancipation, une limite tout juste tolérée.
Le plus grand nombre de femmes exerçant un métier le faisait alors à domicile, conciliant ainsi la nécessaire contribution au budget du ménage à l’impérieux devoir d’élever les moutards, de cuisiner, de lessiver et de tenir la maison en bon ordre. On cousait beaucoup à domicile pour le compte d’ingénieux confectionneurs, résolvant au meilleur compte le problème de la main-d’œuvre à bon marché, et la possession d’une machine à coudre – Singer consentait déjà des crédits d’équipement – donnait un avantage aux plus aventureuses. Ma mère, pratiquant épisodiquement ce travail d’appoint, tirait une grande fierté de la pratique d’un costumier fournisseur du Châtelet. Bien avant d’avoir pu imaginer ce qu’étaient une ballerine et un spectacle de danse, j’avais déjà joué avec des centaines de tutus que maman cousait de paillettes tantôt d’argent, tantôt mordorées, au gré des exigences du programme à venir. Les commandes du costumier étant toujours à exécuter dans un délai très bref, ma mère s’enfiévrait, mettait aiguillées doubles tout au long du jour, non sans laisser entendre au voisinage, durant le temps des répétitions, que le salut du nouveau spectacle dépendait en partie de sa célérité, ce qui la classait très au-dessus des giletières, culottières et piqueuses du commun, travaillant, de façon non moins ingrate, pour la banale confection.
Cette flatteuse source de labeur devait pourtant, à la grande honte de ma mère, se tarir tragiquement. Lors de la livraison d’une série de tutus pailletés cette fois de rose virginal, le confectionneur, soucieux de la qualité du travail, commençait à déployer un à un les petits jupons, quand ce qui aurait pu lui sembler une paillette plus foncée lui tira l’œil avant de s’escamoter vivement dans un repli de la gaze. Une punaise ! Malédiction ! Pas solitaire hélas, toute une colonie de ces maudites bestioles ayant pris ses quartiers dans les piles de tutus à mesure que, dans un débarras obscur, sur des chaises où ma mère les rangeait, grandissait leur nombre. Trois semaines avaient suffi pour une multiplication des premières arrivées, et certaines pièces de lingerie en grouillaient littéralement. Se trouvant contraint de faire désinfecter l’ensemble du lot de cette commande, le costumier, jusqu’alors tenu dans les conversations pour l’employeur gentleman, avait, au sens absolu du terme, viré ma maman comme une malpropre. Dieu sait pourtant si l’infortunée menait à la gente punaisique un combat sans relâche. Chaque semaine, les bois de lits se trouvaient chez nous traités au « punaisol oriental », drogue à la
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