Confessions d'un enfant de La Chapelle
puanteur entêtante, dont les marchands de couleurs avaient un grand débit dans le quartier où, sans en excepter aucun, les immeubles étaient de mémoire d’anciens infestés de cette vermine. Des voisins luttaient par d’autres méthodes. Le feu de la lampe à souder ou celle du tampon de ouate imbibée d’alcool à brûler promené sur les sommiers métalliques avaient leurs partisans. D’autres, que des parents plus au large pouvaient héberger quelques jours, attaquaient l’hétéroptère fâcheux au gaz dégagé par la combustion du soufre, portes et fenêtres se trouvant hermétiquement colmatées par des bandes de papier journal.
Certes, quel que fût le procédé adopté, mieux valait lutter que de se laisser dévorer des nuits entières par les vachardes bestioles, mais avec seulement l’espérance d’une trêve, la punaise appliquant, dès l’espèce mise en péril, une stratégie de repli d’une grande efficacité. À la moindre bouffée d’anhydride sulfureux, à la première aspersion de liquide corrosif, ou à l’approche d’une flamme ardente, la décarrade des insectes s’amorçait. De lits en plinthes, de plinthes en muraille, cheminant sous le papier peint, les survivantes à l’offensive humaine avaient tôt fait de gagner le labyrinthe des fissures des parois, et le plus souvent, de passer chez les voisins pour y établir leurs quartiers et préparer la revanche. Cette revanche, dans le meilleur des cas, se faisait rarement attendre plus d’un mois à six semaines, le temps sans doute pour la diabolique et prolifique engeance de reconstituer une troupe solide avant l’assaut de nos bidoches. Telles, j’imaginais vers ma huitième année les règles d’une société punaisique que l’expérience me révélait devoir être invincible. J’avais, pour prêter à la punaise une intelligence aiguisée, observé son comportement nocturne au cours d’insomnies. À la lueur tremblante de la veilleuse, j’en voyais certaines surgir des moulures de plâtre, cheminer au plafond jusqu’à l’aplomb du lit, et là, fermant les yeux pour vaincre le vertige, se laisser tomber sur le dormeur de leur choix. Elles fermaient les yeux ! J’en aurais juré, et en demeure aujourd’hui encore persuadé.
Un autre compagnon de mistoufle du Chapellois d’alors était le cancrelat noir géant, lui aussi prolifique à l’excès, et lui aussi amateur de ténèbres. Sorte de scarabée véloce, à la robuste carapace de chitine (j’ai connu le détail et le mot beaucoup plus tard), l’écraser, si l’on parvenait à la surprendre, et le gagner de vitesse causait une satisfaction vite mêlée d’écœurement. Sous la semelle, l’affreux cafard claquait avec le bruit sec d’une noix que l’on brise, répandant un magma d’entrailles blanchâtres comme du pus, et malodorant en diable. Ce petit monstre gîtait de préférence dans le foyer des cheminées sans emploi, sous les éviers et dans les anciens fourneaux potagers à charbon de bois des cuisines, lesquels, désaffectés, servaient maintenant de socle aux réchauds de fonte loués par la Compagnie du gaz. La prudence commandait, au lever, de secouer vigoureusement ses vêtements avant de les passer. Le cafard, au cours de ses explorations nocturnes, venant parfois s’y nicher, il était atrocement déprimant, le bénard enfilé, d’en sentir un vous cavaler sur les cuisses.
Je vieillissais, et mon père devenait, de mois en mois, plus inquiet de mon avenir. Trop frêle pour les métiers manuels qu’il ne me souhaitait d’ailleurs pas voir exercer, piètre élève sauf en récitation, matière où je connaissais quelque estime des maîtres, j’étais vraiment le toquard sans malice, gentil garçon qu’aucune mauvaise note ne pouvait affecter ou stimuler pour regagner quelques places au classement. Papa, qui enrageait devant mes livrets piteux, en venait par moments à suspecter les instituteurs – lui qui avait un respect quasi religieux pour cette fonction –, tantôt de partialité, tantôt d’incompétence. Sur un seul point il tombait d’accord avec les notes exécrables que je récoltais, l’écriture. Mes affreuses pattes de mouche l’angoissaient réellement. Ayant été dans son bel âge sergent-major dans une unité bretonne d’infanterie, il jugeait tout graphisme tracé sans élégance rigoureusement éliminatoire pour son auteur de tout emploi de bureau. Je lui apparaissais donc, vers ma septième année,
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