Confessions d'un enfant de La Chapelle
comme devant consommer la faillite de ses espérances, semblable sans doute dans son esprit à un cheval à vingt contre un, fortement appuyé, terminant paresseusement la course loin du peloton. Ce fut le temps des leçons paternelles d’écriture, à exécuter entre la fin du dîner et l’extinction des lumières. Mon père m’avait tracé des alphabets modèles avec une aisance qui me déconcertait, en rondes, en bâtardes, en anglaises, en majuscules et minuscules : selon mes progrès, me promettait-il, nous aborderions la gothique ! Cette flambée pédagogique ne devait pas durer plus de trois semaines. Devant la balourdise de mes copies, mon papa renonça avec quelque amertume. J’ai compris beaucoup plus tard lui avoir causé un vrai chagrin par le heurt inconscient de ses composantes esthétiques secrètes, pudiquement cachées. J’en demande, ici, publiquement pardon à sa mémoire.
J’ai évoqué les Dalfon, cette famille lointaine, et dit combien les capacités de ses membres, dans des domaines multiples, me paniquaient. Ce fut leur aïeul qui rendit à mon père quelque confiance dans mon avenir. Ce révéré personnage, que j’ai toujours connu coiffé d’une calotte de feutre et vêtu d’une blouse blanche, tenait à La Villette une pharmacie d’officine, dont il n’était, à la vérité, que le préparateur. Néanmoins, sa docte élocution, son lorgnon cerclé d’or, sa barbiche argentée et, aussi, sa façon souveraine de prescrire la potion de « baume de Tolu et de pomme de reinette », avaient contribué à asseoir, dans notre parenté, sa réputation de savant. Pour mon père, que j’accompagnais ce jour-là, ce potard était un oracle. Discret comme on m’avait appris à l’être, je me tenais à l’écart de leur conciliabule, comprenant à leurs regards en être l’objet. Soudain, après un temps de silence, l’ancêtre Dalfon laissa tomber, protecteur mais péremptoire :
— Vous devriez, Eugène, le faire opérer des végétations, ça peut le rendre intelligent.
Je dégustais la rude sentence du vieux chnoque sans moufter, mais n’en renaudant pas moins. Pour moi, un être sans intelligence était un con, un branque, un crétin, et je dus combattre une rude envie de chialer à la révélation que j’étais un de ceux-là. Chagrin aggravé de crainte, puisque aussitôt le potard avait ajouté :
— Allez à Lariboisière… l’opération est gratuite…
Cette fois, j’étais bon. La chose ne coûtant que fifre, j’allais, garanti, y avoir droit. J’y eus droit ! Gratuitement ! et sans nul bénéfice pour la poursuite de mes activités scolaires, chacun s’accorda à le reconnaître. Je demeurai l’apathique de démonstration, avec toutefois une très nette tendance à reculer vers les irrécupérables du fond de la classe.
Un tel comportement, frisant l’ingratitude pour l’intérêt que m’avait témoigné le grand-père Dalfon, ne dut pas paraître à ce dernier supportable. J’eus alors droit, sur ses conseils, à une cure d’huile de foie de morue, tenue depuis quelques années pour la panacée souveraine contre tous les maux. Ce nauséabond remède n’étant pas gratuit et s’avérant en outre sans effet sur ma personne, ce fut vraiment ce qui me sauva. Sous l’effet combiné de la morte-saison et d’une série de revers sur les hippodromes, l’immonde huile de foie de morue fut jugée trop coûteuse pour notre budget de catastrophe. J’en fus délivré.
Le chauffage central qui commençait, dans les quartiers rupins, à remplacer le calorifère, était bien évidemment ignoré à La Chapelle. Là encore, une hiérarchie s’établissait. Les plus fortunés, relativement, brûlaient le boulet Bernot dans la salamandre ; d’autres, aux ressources plus modestes, se limitaient au Godin qui acceptait l’anthracite et la tête de moineau. Pour les paumés, des poêles de toute marque consumaient un tout-venant de charbon gras, un peu goudronneux, qui imposait un ramonage bimensuel des tuyaux. Dès les premiers frimas, le bougnat devenait le fournisseur privilégié auprès de qui certains faisaient des bassesses pour obtenir une ouverture de crédit, car l’hiver était long. Le bougnat qui, outre les variétés de charbon, vendait aussi le bois d’allumage en vrac, ou en « ligots », sorte de petits fagots de bois très sec, enduits aux extrémités d’une résine facilitant la mise à feu. Le bougnat avait encore comme source
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