Confessions d'un enfant de La Chapelle
miel de mon grand frangin, son appel sous les drapeaux dans un régiment d’infanterie cantonné à Courbevoie.
Je me souviens d’avoir été emmené le voir à la caserne par Yvonne, leur fille Fernande s’élevant chez une nourrice de province, à Pré-en-Pail, dans la Sarthe, lieu que j’imaginais aussi lointain que l’Afrique. De cette incursion dans le domaine militaire, les familles étant alors admises à visiter les casernes, j’ai surtout retenu le déjeuner qui la suivit. Dans un bouchon, aujourd’hui disparu au rond-point de la Défense, je mangeai pour la première fois des rognons sauce madère pour lesquels, lorsqu’ils sont convenablement préparés, je conserve, est-ce l’effet du souvenir ? un appétit particulier.
Pour ma mère, si l’absence de ses deux aînés la chagrinait, elle allégeait beaucoup en revanche ses besognes ménagères. Le paquet de linge sale hebdomadaire du lavoir se trouvait réduit de moitié, deux lits-cages de moins étaient à déplier chaque soir et replier le matin, et les tambouilles moins copieuses à cuisiner pour cinq que pour sept.
En ce qui me concerne, l’éloignement de Louis me donna tout d’abord un sentiment de libération. J’osais désormais des incartades que la crainte de la paire de calottes et du coup de pompe au derche, administrés par mon aîné, m’avait jusqu’alors retenu de risquer. Bien que d’une extrême défiance sur les associations, je m’étais couplé à Charlot le Frisé, pour l’exploitation intensive des boutiques de confiserie. Fils d’une veuve que l’on entrevoyait rarement, Charlot, mon aîné de deux années et qui devait, un peu plus tard, se révéler doté de tous les vices, trimbalait une mine innocente de gentil garçon que nul n’aurait pu sans injustice soupçonner. J’étais moi-même blond, frêle, d’apparence timide, tout aussi susceptible d’inspirer confiance. Apparence qui nous permettait une razzia facile de friandises aux étalages intérieurs des boutiques, l’un amusant la commerçante tandis que l’autre empalmait nougats et bouchées. Nous fournissions tour à tour le capital de départ, dix ou vingt ronds, lui les tenant de sa mère, que les malveillants disaient entretenue, moi, sur les gratifications de Mme Marguerite, dont j’étais toujours le commissionnaire exclusif. Nos manigances duraient sans le moindre accroc depuis quelques semaines, et nous avions déjà prospecté une quinzaine de boutiques, quand le Frisé me fit part de son grand projet. Nos amusettes gourmandes n’avaient été pour lui qu’un prétexte à repérage : celui des tiroirs-caisses non munis d’un timbre tintant à l’ouverture. Bientôt allaient commencer les choses sérieuses, moi distrayant la commerçante, lui explorant rapidos la caisse. J’eus, à la révélation de ce plan, des cauchemars durant une semaine. Selon ma conception enfantine, la fauche de gourmandises pouvait s’admettre, celle d’argent devenait du vol, également condamné par les dix commandements et les leçons de morale prodiguées par les maîtres d’école. Je ne sais si le Frisé trouva un équipier moins scrupuleux ; pour moi, je l’évitais désormais.
La saison 1913-1914 devait être, pour la fleur artificielle, une période faste. La pensée connaissait dans le monde une mode soutenue. En piquets pour les corsages, en garnitures des chapeaux de dame, en semis décoratifs dans les jardinières, la pensée triomphait partout. Les acheteurs américains du Nord ou du Sud s’en étaient engoués et avaient passé des ordres importants. Les modèles créés par mon papa avaient, à ce que j’entendais dire, été particulièrement distingués. Délaissant son atelier dans les combles, mon père, dont les mains redevenaient un arc-en-ciel, avait émigré chez deux patronnes, un peu lesbiennes – je devais le comprendre beaucoup plus tard –, établies solidement rue Saint-Martin, non loin de la porte et du boulevard de ce nom, quartier qui m’apparut, les rares fois où je m’y aventurais, comme extrêmement mondain. Victime heureuse du succès de ses modèles, mon papa n’apparaissait plus que fort peu à la maison, partant dès sept heures, déjeunant et dînant de cochonnailles dans son nouvel atelier, regagnant La Chapelle par le dernier tramway, le balai, vers onze heures. Il tenait à honneur de livrer à la date précise les bienheureuses commandes, et avait dû, à cet effet, s’adjoindre deux
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