Confessions d'un enfant de La Chapelle
apprentis dont il ne cessait de déplorer la maladresse et la tendance à fêter le lundi. La semaine anglaise, nul alors n’en avait entendu parler ; en revanche l’« absentéisme » du lundi sévissait bien avant que ne fût créée l’expression.
Pour un temps, ma mère cessa de manquer d’argent, et c’est durant cette période qu’elle put enfin acheter les lits métalliques de ses rêves, meubles où la punaise se trouvait plus facile à occire par le feu. Les grands magasins Dufayel les livrèrent, faisant crédit à la petite semaine, et leur encaisseur, qu’on appelait alors l’« abonneur », se présenta dès lors à jour fixe pour recevoir des sommes variables selon les disponibilités du client. Cet homme à sacoche, coiffé d’une casquette portant « Dufayel » en lettres d’or, portait, accroché à sa chaîne de montre, un encrier de bois en forme d’olive allongée dont la vue me réjouissait particulièrement. Il y trempait une plume qu’il portait sur l’oreille et inscrivait sur le carnet d’abonnement détenu par le débiteur la somme perçue, mais n’acceptait jamais moins d’un franc. Les vieux lits de bois furent descendus à la cave où je devais les retrouver plus tard. C’est vers ce temps que le quartier connut une sorte de panique, amenée par la proximité de la rue Ordener, où la bande à Bonnot venait d’attaquer son premier encaisseur. Les bandits en auto – la chose était nouvelle – défrayaient toutes les conversations, et tournaient à l’hallucination collective. Toute automobile devenait suspecte, et le soir, les verrous tirés, certains entassaient contre les portes quelques chaises, s’endormaient une solide canne à portée de main, crainte d’être agressés durant leur sommeil. Agression hautement improbable, le truand se hasardant à la risquer chez des paumés chroniques de notre espèce n’aurait pas même amorti ses frais d’essence s’il venait en voiture.
Le quartier était si pauvre que les rats eux-mêmes avaient renoncé à en prospecter les poubelles, éternellement vides de tout relief de nourriture. Les rongeurs avisés, en péril de mourir de faim, s’étaient fixés en colonie dans les sous-sols du marché couvert de la rue l’Olive. C’était, par les beaux soirs d’été, un spectacle de choix que d’aller au travers des grilles closes, observer leurs évolutions. Il y avait là des gaspards de la taille d’un lapin de garenne, mastards, râblés et combatifs. Ils en administraient parfois la preuve lors de batailles durant lesquelles ils paraissaient ne pas se faire de cadeaux.
*
J’ai connu ce qu’il est convenu désormais de nommer une « émotion populaire ». Nous nous étions endormis dans la paix, nous nous réveillions dans la guerre. Cela se traduisit rue Riquet par des galopades dans l’escalier dès le jour levé, des vociférations de fenêtre à fenêtre, un bruit de vitrine effondrée, et des cris montant d’une petite foule où dominait « à bas les boches ! ». Une voisine vint avertir ma mère qu’on distribuait gratis, dans la rue face à notre immeuble, le lait et le beurre de la boutique Maggi, promptement baptisée entreprise allemande. Ayant sauté dans mon froc et mes pompes, je dégringolai les quatre étages et débouchai sur une scène la plus propre à réjouir un mouflet, l’enfant appréciant fort le vandalisme et le pillage. De la boutique Maggi, plus une vitrine n’existait. La porte gisait au milieu de la rue, arrachée de ses gonds. Le meuble vitrine, où étaient exposées les primes accordées à la clientèle fidèle, avait été rapidos soulagé de ses tasses et de ses couverts. Deux costauds venaient de le sortir et l’emportaient en direction de la rue Buzelin. Les bidons ayant contenu le lait restaient vides, et ma pauvre maman, venue trop tard, battait en retraite, sa boîte de fer émaillé à bout de bras. Deux malfrats bien connus, les frères Donroy, achevaient de démonter la cuve rectangulaire en cuivre de la tireuse. Nul butin à ma mesure ne m’apparaissait. Je regardais les Donroy charger la lourde cuve à l’épaule. Ils s’éclipsèrent dans la rue Pajol, en direction de la place Hébert. Ils devaient, j’en avais la certitude, aller négocier leur affaire chez le père Collard, le brocanteur, peu scrupuleux sur l’origine de ce qu’il achetait.
La rue s’était peuplée. Formés en petits groupes, des voisins, parfois des copains aussi,
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