Confessions d'un enfant de La Chapelle
saison, dans une volière construite par l’oncle Pierre au fond de ce jardinet. Jusqu’alors, après les baisers d’accueil, je devais me satisfaire de suivre le déroulement de la partie. Monumentale, grand-mère François était sourde comme un pot, et il convenait, pour être compris d’elle, de parler haut, de près, presque à l’oreille, ce qui ne l’empêchait pas de parfaitement entendre les piaillements de ses piafs, alors que profitant d’un moment d’inattention, je m’en allais au jardin les asticoter d’une branche au travers des barreaux de leur volière. Elle apparaissait alors, justicière, la canne levée, me traitant de « brigand », de « Cartouche » ! Avec l’âge, une curieuse infirmité lui était venue : l’impossibilité de taire ce qui lui passait par l’esprit. La partie de piquet se trouvait ainsi émaillée d’interjections, telles que « Il a encore triché le vieux filou !… Joue-le ton roi de trèfle que je le coupe !… Il a une veine de cornard, le vieux bougre !…»
Impavide, le grand-père ne daignait pas protester. On aurait pu croire que c’était lui le sourd. Bien longtemps après avoir assisté à ces scènes, j’ai compris qu’au regard des duretés que la vie lui avait ménagées, le vieil homme tenait ces criailleries conjugales pour épisodes badins. Sept années de service militaire dans la ligne avaient à peine été pour lui une épreuve. Il en avait contracté une raideur d’attitude qu’il devait conserver jusqu’à ses derniers jours, le port d’une courte barbiche assortie de la royale, et la pratique de se faire raser chaque matin par un coiffeur. Ouvrier boulanger alors qu’il avait été appelé sous les armes, il s’était, dès qu’il eut épousé grand-mère François, établi patron dans une boutique, rue de Meaux à La Villette. Là, selon des propos d’anciens du quartier, grand-mère aurait été surnommée la « belle boulangère », et aurait fait battre les cœurs des commerçants voisins. Assertions rigoureusement invérifiables. Le certain est que la guerre de 1870 devait lui être fatale. Par on ne sait quelle attraction bizarre, abandonnant pétrin et fournil, il s’en était allé rejoindre les volontaires garibaldiens, avait combattu chez les francs-tireurs des Vosges, pour regagner Paris à point nommé pour s’y trouver enfermé par le siège ! Il eût pu attendre paisiblement que les choses se tassent, si le mirage de l’avancement n’était venu le tenter. Sergent dans la ligne, il se trouva être le plus ancien dans le grade le plus élevé du quartier, lorsque éclata la Commune, et c’est par acclamations que les fédérés de la rue de Meaux le désignèrent comme leur capitaine ! Ces honneurs, dans les périodes de fièvre populaire, ne peuvent se décliner. Grand-père François fit coudre ses galons, davantage dans un élan de patriotisme que par conviction politique. La suite de cette mésaventure figure dans tous les manuels d’histoire, sans que le capitaine François Simonin y soit bien sûr mentionné. Et jamais, devant moi, grand-père n’y fit la moindre allusion, estimant sans doute avoir été pigeonné, il avait même interdit que les grands débattent de politique sous son toit.
La salve des pelotons d’exécution versaillais, il en avait senti le vent, et n’avait dû son salut qu’à une sorte de miracle. Six ans plus tôt, grand-père avait rompu avec sa sœur, refusé d’assister à son mariage qu’il estimait déshonorant, le fiancé étant inspecteur de la Sûreté. Lecteur des Misérables , ce futur beau-frère, qu’il n’avait d’ailleurs jamais voulu rencontrer, lui apparaissait sous les traits de l’horrible Javert. Or, il advint que ce flic méprisé, et ne l’ignorant pas, fut le premier à dépouiller, parmi le flot abondant des lettres de dénonciations, celle indiquant le refuge qu’avaient, les dernières cartouches tirées, gagné grand-père François et quelques survivants de sa troupe. Il s’agissait des abattoirs de La Villette où, la complicité faubourienne jouant, ils avaient été embauchés, sur la foi de leurs mains encore noires de poudre, pour remuer tout le jour, dans d’immenses bacs, le sang mêlé des bêtes abattues, dont on confectionnait alors un boudin de basse qualité, fort apprécié cependant après la rude disette du siège. Les greniers à fourrage tenaient lieu de dortoir à ces insolites compagnons, quelques abats
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