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Confessions d'un enfant de La Chapelle

Confessions d'un enfant de La Chapelle

Titel: Confessions d'un enfant de La Chapelle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Simonin
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banquette, près d’une tablée d’officiers amerloques surchargés de gonzesses chics, acharnées à se faire sucer la poire et ouvertement peloter. Ma présence dans cet endroit dut paraître à mes voisins légitime en ce jour de folie. On m’invita à trinquer, au champagne, que je goûtais pour la première fois, du Moët et Chandon, la marque m’est restée en mémoire. Une coupe pour la soif ! puis une seconde, puis d’autres encore. Quand je m’éveillai, car j’avais dû me trouver brusquement terrassé, la féerie m’attendait. La lumière giclait de partout, des lustres dans le bistrot, des lampadaires sur le boulevard, des vitrines, et la foule toujours aussi compacte semblait fêter surtout cette victoire de la clarté sur la nuit, ahurissante pour ceux de mon âge qui n’avaient jusqu’alors connu que ténébreux les boulevards, les rues, les avenues. Cela tenait du miracle, à croire qu’un enchanteur venait de nous doter d’une nouvelle ville vouée à la joie. J’avais, dans l’ardeur de l’aventure, paumé la notion de l’écoulement du temps ; la pendule pneumatique plantée place de l’Opéra, marquant sept heures et demie, me vint la rendre. Mon ticket de retour du Nord-Sud aiguilla ma retraite vers la station Trinité, à petits pas, en raison de la sourde douleur qui irradiait mon entrejambe.
    Contrastant avec le tohu-bohu fracassant des boulevards, il régnait dans cette station Trinité un calme déconcertant. Un silence de grotte y pesait, non que les voyageurs en attente fussent moins nombreux qu’ordinairement à cette heure, mais tous se taisaient, mornes. Se pouvait-il que la fête fût déjà finie ?… Aussi puissamment que la délirante joie populaire m’avait gagné, la sorte de torpeur émanant de ces silencieux inattendus m’assombrit l’humeur. Plus attentif, j’aurais pu discerner chez ces accablés une détresse commune, mais l’enfance ne se soucie que de ses propres peines, ne réagit qu’à ses propres douleurs ; celles qui me poignaient le bas-ventre suffisaient à m’ôter toute curiosité pour autrui. Les escaliers de la station Torcy m’éjectèrent dans un bain de clarté, insolite sur ce terre-plein, moins violente toutefois que celle embrasant le quartier de l’Opéra. Point d’embrassades, ni d’étreintes entre les nombreux badauds déambulant ici. Chacun se connaissant, ne serait-ce que de vue, rendait difficile le déferlement d’appétits cochons qu’autorisait l’anonymat dans la farandole fessière des grands boulevards. Ma rue Riquet, brillamment éclairée, prenait des dimensions insoupçonnées. Le marchand de frites du coin, ayant mis en place une aveuglante lampe à acétylène, faisait des affaires d’or, signe que les ménagères avaient en cette soirée renoncé à cuisiner, et l’orgue limonaire du Roi du Café , silencieux depuis plusieurs années, jetait à nouveau aux échos de la placette, sans souci de l’origine autrichienne de son auteur, les flonflons du Beau Danube bleu .
    En contraste à tant de bruit et de clarté l’escalier du 73, menant à notre logis, m’apparut singulièrement silencieux, les rougeoyants becs papillon au gaz sinistrement ternes. Chez nous, la lampe à pétrole posée sur la table n’éclairait que ma petite sœur Thérèse dînant solitaire d’une soupe au lait. Elle m’avertit :
    — Maman n’est pas bien !… Elle s’est couchée !… Elle pleure !…
    La mémoire entoure toujours d’un flou prudent ce qui nous apparaît, le temps écoulé, comme un propos, une action blâmable. Pour cette raison sans doute, je me revois mal pénétrant timidement dans la chambre de mes parents, y trouvant ma mère le visage bouilli de larmes. J’entends pourtant encore clairement ma voix articuler niaisement :
    — Tu sais, maman… nous avons gagné !… et la pauvre femme me conseiller entre deux sanglots :
    — Tais-toi, petit imbécile !…
    Peu prolixe, ma mère m’enseignait ainsi qu’en une guerre il n’est pas de victoire pour ceux dont un père, un frère ou un fils ont laissé leur vie sur le champ de bataille, et que cette perte ne peut être que l’effet d’une terrible injustice. Pourquoi celui que nous aimions a-t-il été frappé plutôt que son voisin de combat, de qui nous ignorons tout ? Qui conduit la balle ou l’obus ?
    *
    Certes, l’entrée de la nation dans la riflette avait amené dans les mœurs un chanstique considérable ; que les armes se

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