Confessions d'un enfant de La Chapelle
pu comprendre que le monde du travail commençait à refermer son piège sur nous. Sans défiance, nous allions gaillardement, et pour ma part beaucoup plus à l’aise dans les ténèbres qu’au grand jour où la tristesse de ma dégaine m’infligeait une honte permanente, au point de me faire m’abstenir de guetter mon reflet dans les vitres des boutiques. Passé le métro Barbès, cette petite angoisse du mal fringué me regagnait, grandissante à mesure que nous approchions du métro Château-Rouge, point de ralliement de nos « béguins », ainsi qu’il se disait alors des filles courtisées. Aussi fidèles au rendez-vous que nous l’étions nous-mêmes, ces charmantes, craignant d’être surprises en compagnie d’un galopin, par parents ou voisine, la ségrégation des sexes étant alors rigoureuse, préféraient nous rencontrer à l’intérieur de la station, au niveau de la caisse, plutôt que dans la pénombre extérieure, qui nous aurait sans doute inspiré et permis les gestes audacieux dont l’envie nous enflammait l’imagination. Éclatante, la lumière de la station révélait toute la tristesse de nos hardes. Je dois dire que sur ce point nos inspirantes fillettes ne paraissaient pas mieux loties que nous, certaines, et non les moins jolies, se trouvant être curieusement fagotées. Nous n’en brûlions pas moins pour elles d’un feu platonique, mais joliment ardent.
Celle que j’avais distinguée, une brunette à peau claire et œil noisette, qui promettait d’être un jour des mieux roulées, se nommait Mado. Je lui dois bien des tourments, mais aussi une affectueuse reconnaissance ; ses coquetteries enfantines m’ont permis d’imaginer une sorte de loi des complémentaires, tout empirique, qui commanderait avec rigueur le choix du partenaire pour les conjonctions amoureuses. Il me paraît patent, parvenu au stade de la vie où s’apaise enfin dans la carcasse la faculté des flambées de passion, à l’heure des rêveries en forme de bilan, que celles qui ont fait battre mon cœur, et m’ont été favorables, avaient toutes en commun quelque élément de beauté, certes souvent disparate, mais avec une indéniable constance, une ressemblance, presque à la limite d’une lointaine parenté. Et je ne suis pas éloigné de croire à une fatalité appariant, par attraction mutuelle, certain type de femme à certain type d’homme, sans qu’il soit possible de s’évader d’un cycle aux répétitions impératives. En revanche, et j’en reviens à Mado, la petite sirène du métro Château-Rouge, une certaine famille de beauté devait, ma vie durant, ne me réserver que froideur, dépit, chagrin, et comme il est dit en langue de théâtre, une interminable série de « bides » ! Dieu ! que j’en ai rencontré des Mado ! de tous âges et de toutes conditions ! Unanimes, elles m’ont rebuté dès l’abord. Je n’étais pas, jamais, en aucune façon, « leur genre ». Un jour, las de me chagriner pour une indifférente, je cessai de paraître au rendez-vous des apprentis séducteurs. J’en ressentis quelque peine ; d’autres tristesses me guettaient, hélas !
*
C’est vers ce temps que je commençai à ressentir les atteintes de la faim. Le coltinage des balles de tissu ne devait pas être étranger à la naissance de mes fringales. Il eût fallu pour les calmer totalement un déjeuner solide ; j’en étais, comme tant d’autres moujingues, réduit au sandwich unique, becté sur le lieu même de l’emploi, et arrosé d’un coup de flotte, dit « château-la-pompe », ou encore « sirop de parapluie ». Le mot sandwich n’était d’ailleurs pas encore intégré au vocabulaire faubourien. Il était dit « casse-croûte », et se composait d’un quignon de pain diversement fourré : cervelas plutôt que saucisson, fromage de tête de porc, plus rarement viande froide, la bidoche se trouvant chichement mesurée aux tables pauvres. Les miens, durant une période de disette, ne comportaient qu’une garniture de saindoux, que ma mère, pour de compréhensibles raisons d’économie, substituait au beurre. Je n’en engloutissais pas moins ces casse-graine avec voracité, appréhendant le renaissant creux de cinq heures, parfois éprouvant.
Une unique fois, je devais ne pas savourer comme il eût convenu mon trompe-la-faim, garni, ô aubaine, d’onctueux filets de harengs marinés. J’en étais aux premières bouchées, dont le suc m’inondait le
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