Confessions d'un enfant de La Chapelle
l’image que me renvoyaient les glaces du magasin, je figurais assez bien l’oiseau sortant du nid dans un nimbe de plumes, ma mère ayant tenu à me vêtir « large », en prévision d’un développement physique un peu tardif. C’est en évitant d’apercevoir mon reflet dans les vitrines que je regagnais notre logis, honteux comme je l’avais rarement été. Ayant rêvé d’un retour en gandin, je revenais en clown.
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La rigueur de l’horaire matinal du boulot se trouvait être en ce temps unanimement respectée, tant par l’apprenti, l’ouvrier, le commis de magasin ou aux écritures. L’employeur, quelle que fût l’activité qu’il exerçât, y veillait farouchement, et la ponctualité chez un sujet médiocre était bien souvent davantage appréciée que ses qualités professionnelles. Aussi le retard était-il la terreur de tous ceux travaillant sous un patron, un contremaître, un chef de bureau ou de rayon. Dix minutes à la bourre, trop fréquemment constatées, vous faisaient vite la réputation d’un fantaisiste, voire d’un cossard, en dépit de l’ardeur déployée ensuite au labeur pour honnêtement en donner au taulier pour son argent. Pour moi, difficile à tirer du lit, chaque matin de jour ouvrable m’était rendu odieux par les exhortations de ma mère à me presser. Une toilette sommaire expédiée, le bol de café et les tartines du petit-déjeuner absorbés en hâte, il ne me restait plus qu’à sprinter jusqu’au métro Torcy où, bien évidemment mes petits potes, soumis aux mêmes servitudes horaires que moi, ne m’avaient pas attendu, crainte de se trouver pénalisés par ma faute. J’en étais sur le coup morose pour la matinée et commençais, bien que n’y voyant nul remède, à haïr cette obligation de me trouver pile, à la treizième minute de huit heures, revêtu de ma blouse grise, derrière le comptoir des frères Demange. De cette tyrannie horlogère doit dater mon abomination des emplois où le labeur démarre, telle une épreuve sportive pédestre, au coup de pistolet d’un starter, au grelottement d’un timbre électrique, au tintement d’une cloche, ou encore au hurlement d’une sirène. D’aucuns mesurent la liberté aux possibilités de contestation, au droit de parler, ou d’écrire, graffiti compris, contre ; de vociférer isolément ou en troupe. Pour moi, dès l’enfance, et pour longtemps hélas, la liberté s’est instinctivement définie par la faculté de donner mon effort, puis de l’interrompre, aux moments de mon choix. La chose la plus difficile à concilier avec les activités de mes contemporains. Sa recherche m’a réclamé bien des années d’effort, ménagé bien des déconvenues.
Pour lors, cette liberté, tant chérie dans les hymnes, commençait pour mézigue vers les six heures du soir, le crépuscule déjà amorcé, alors que « la Moule », le comptable, passait agitant de comptoir en comptoir une clochette de sacristie, marquant pour ce jour la fin du travail. Nul, qu’on m’en croie, ne s’attardait et les paluches lavées c’était la joyeuse décarrade, les filles filant, certaines vers des rencarts de permissionnaires, d’autres se pressant vers des foyers dépeuplés de mâles, mais où des mioches déjà attendaient.
Je fonçais, quant à moi, d’un pas accéléré, retrouver mes « potes ». Ainsi nommions-nous ceux qui l’année précédente avaient été dits « copains », nuance faubourienne marquant notre avancement en âge. Le premier à être rejoint se trouvait être Henri, dit « le Flahut » pour ses origines brugeoises ; apprenti photograveur au journal La Presse , turbin qui lui valait des pognes souvent assombries de collodion et de nitrate d’argent. Nous nous retrouvions devant la boulangerie Syda et remontant par la rue et le faubourg Montmartre, la rue Geoffroy-Marie, détaillions quelques minutes les photos du spectacle des Folies-Bergère – connues par cœur – avant d’aller cueillir à l’angle des rues Richer et du faubourg Poissonnière, Maurice « portefeuille », ainsi surnommé pour son emploi chez un maroquinier.
Notre trio ainsi formé commençait la lente remontée vers La Chapelle, par les rues obscures où nulle vitrine ne brillait et aux réverbères-lumignons teintés de bleu. Semblables à tous les laborieux, nos propos tournaient simplement autour des très minces événements survenus durant la journée à nos boulots. À ce trait nous aurions
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