Confessions d'un enfant de La Chapelle
l’ouverture de cette saison, démonstration de l’existence d’un théâtre populaire dont les Maisons de la Culture traquent vainement de nos jours une improbable recette de remplacement.
Pour les amateurs de gauloiseries, un bref cheminement par la rue Ordener les menait à l’angle du boulevard Barbès, à Fantasio, salle des Concerts Pacra, où se maintenait la tradition de la chanson fortement allusive, d’un effet éprouvé, de la gaudriole au marteau-pilon, suavement détaillée par les comiques troupiers dont la vogue n’allait pas tarder à se tarir. Sans souci du « culturel », les habitués du Fantasio en ressortaient les abdominaux et les zygomatiques douloureux d’une rigolade trop longtemps prolongée, mais avec l’intime conviction d’en avoir eu pour leur pognon. Plaisirs inaccessibles pour nous galopins démunis de pécune, mais dont la perspective, pour si lointaine qu’elle fût, nous était une stimulation puissante à faire tomber un peu d’oseille dans nos morlingues. Pour ma part, je m’y employais de mon mieux.
Ma carrière dans la chaussure avait été des plus brèves. Dévoré d’ambition, j’avais vite demandé à celui que j’alimentais en ouvrage de m’initier aux finesses de la rabatteuse rotative. Touché sans doute par ma volonté d’apprendre, le brave garçon m’avait enseigné la bonne prise sur la forme de bois, permettant de résister à l’attraction des galets égalisateurs de l’engin, tournant à 6 000 tours-minute. Bien que frêle des poignets, j’étais parvenu à un résultat acceptable et, chaque jour, mon initiateur ayant pris un peu d’avance sur son ouvrage complétait mon apprentissage, ralentissant sa machine et, me désignant une rangée de « canards » – nom donné aux pompes à ce stade de fabrication –, il m’intimait :
— À toi de faire ! bonhomme !…
C’était pour moi une petite récréation, durant laquelle lui, l’ouvrier, s’en allait aux Bogues fumer la cigarette subreptice.
Avec la pratique me venait l’ambition. Sujet voué aux formations accélérées, je fus promptement convaincu de connaître les finesses d’emploi de la bécane, qui paraissait parfaitement me convenir. Armé de cette certitude, j’oubliais un lundi matin de pointer chez les frères Erlich pour partir, le nez au vent, à l’aventure, déterminé à forcer la chance à me sourire.
J’ai, bien longtemps après sa disparition, compris que me venait de mon père une tenace foi dans l’intervention d’une bonne fée dans toute entreprise humaine. Pour l’auteur de mes jours, il devait s’agir d’un coup de baguette magique suppléant à la cravache de jockey monté sur une rosse à quarante contre un, et amenant par un charme le tocard à la victoire. Pour moi, j’en avais la conviction, la fée des contes de mon enfance devait en une occasion qu’elle jugerait opportune, et méritant son concours, m’aiguiller vers les voies du succès. Mon objectif immédiat aurait été une gâche où je me fusse trouvé à l’aise, et assez convenablement casqué pour à la fois soutenir ma famille et m’acheter quelques fringues coquettes, assorties de lattes légères, le dandysme de faubourg commençant alors par le panard. Faubourg Saint-Denis, peu avant la gare du Nord, je crus toucher au but. Sous la voûte d’une manufacture, un tableau d’ardoise portait, comme pour ma toute particulière attention : On demande rabatteur rotative . J’entrai.
Je n’oserai prétendre que la contremaîtresse, créature osseuse me dépassant de deux têtes, me réserva un accueil enthousiaste. Visiblement ma candidature à cet emploi l’éberluait : ma fluette apparence, au premier chef, et peut-être aussi l’intense surprise de voir surgir, alors qu’elle désespérait, le spécialiste faute duquel la chaîne de fabrication se trouvait bloquée dans la cabane. Je le constatai au silence régnant dans l’atelier désert, où, dans un labyrinthe de chariots garnis de centaines de pompes en attente des bons offices de ma chère « rabatteuse », m’entraînait l’ogresse questionneuse, mais incrédule encore. Pourtant, le nom des frères Erlich, que j’ai donné en référence d’apprentissage, m’a paru faire naître dans l’esprit de cette grognasse un écho favorable, pour qu’elle le répète de sa voix de rogomme à deux reprises. Et nous voici devant la bécane, cernée de chariots, luisante de graisse et un peu
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