Confessions d'un enfant de La Chapelle
Dès qu’éveillé, je fonçai à la piscine Hébert, assuré d’y rencontrer quelques potes. Vainement. J’y retrouvais mon frère André, et son vieil ami Léo Petit, qui fort civilement me convièrent à déguster au bistrot de la place le petit salé, de tradition pour les adultes après le bain. J’eus sur le coup de ce casse-graine savoureux l’impression d’avoir avancé en âge, au point d’insister pour offrir la bouteille de bordeaux blanc, elle aussi de tradition pour ces agapes, vin que l’on préférait alors presque liquoreux.
Le déjeuner familial fut ce jour-là particulièrement délectable, poulet rôti, pommes soufflées. La volaille avait été gagnée par mon père, grand spécialiste de la « poule au gibier », divertissement organisé dans les troquets disposant d’un billard, chaque pièce étant disputée par huit joueurs. La pièce mise en jeu – volaille, lapin, perdrix, gigot – faisait selon son importance et son prix d’achat l’objet d’une somme d’engagement variable. Le vainqueur de la partie, en cinquante points, emportait ce trophée alimentaire et offrait une tournée générale aux perdants. Mon père, plus habile au billard qu’aux courtines [12] , s’était attiré une réputation telle dans les troquets du voisinage qu’il devait, chaque samedi, s’efforcer de varier le théâtre de ses exploits au « frottin [13] », des gains trop constants rendant facilement les moins adroits querelleurs.
Cette journée promettant d’être parfaite, je la clôturai par un périple de vitrine en vitrine, causé par un retour de mon prurit d’élégance. J’avais pu, la veille, au Trianon Lyrique, sous les lumières crues de l’entracte, puis sous celles du Dupont-Barbès , me rendre compte à quel point j’étais miteusement fringué. Cela ne pouvait durer maintenant que j’empochais de l’oseille, et je m’étais élancé à la prospection des boutiques susceptibles de me fournir les éléments de ma panoplie de gandin.
Résolu à rompre avec les Grands Magasins Dufayel qui m’avaient ménagé tant de déboires, j’errai boulevard de Strasbourg, honorai d’un crochet le passage Brady, arpentai les grands boulevards, changeant de trottoir à l’appel de toute nouvelle boutique, pour renoncer à l’aplomb de la rue de Richelieu, devant « High Life Tailor », ébloui par la variété des choix en costards, limaces, cravates, pompes et chapeaux offerts à la convoitise des coquetteries. Une pause réparatrice s’imposant à mes petits paturons, je clôturai mes folles dépenses par une glace grand format à « La Boule de Neige », rue Grange-Batelière, puis regagnai la rue Riquet, presque aussi fier que si je m’étais trouvé déjà, anticipant, fringué de neuf.
*
C’est d’un cœur léger que je me pointai sur les huit heures dans mon nouvel atelier. Déjà les monteurs P.O. faisaient crépiter leurs machines. Soucieuse de m’alimenter en ouvrage, Mme Germaine avait dû convoquer ces spécialistes, les mieux payés de l’industrie cordonnière, une heure plus tôt qu’à l’accoutumée. Déjà trois chariots de « nationales » stationnaient devant ma bécane, en attente de mes bons offices. J’eus de suite une appréhension en les biglant, prenant un pied en main, une sorte de dégoût me gagna au contact du rude croupon de cheval dont était faite la tige. Je lançais néanmoins ma machine. Durant qu’elle prenait son régime, des comparaisons me venaient à l’esprit entre les escarpins mignons, coupés dans des peausseries fines, que j’avais jusqu’alors traités et les ribouis qui m’attendaient, sombres et disgracieux. À l’instar du costume « Abrahmi », uniforme du démobilisé, la « chaussure nationale » était un brodequin auquel il n’aurait manqué que des clous sous la semelle pour convenir au troupier.
La monumentale contremaîtresse, poussant vers moi un quatrième chariot, coupe le fil de ma gamberge morose. Ne me voyant pas à l’œuvre, elle suppose :
— Toi, t’as fait la foire hier… et t’as pas les yeux en face des trous !… Je t’avais pourtant averti !…
Averti !… averti !… Je groume sous l’apostrophe. Averti ?… la vache !… Elle s’est bien gardée de m’affranchir qu’on allait chausser des géants. La tartine que j’ai eu en pogne, ce doit être du 441… Volumineuse et lourde en conséquence la targette 1… Le moral sapé à zéro, j’attaque
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