Confessions d'un enfant de La Chapelle
cependant ma première passe, et là, à l’instant, c’est le duel entre cette maudite grolle et mézigue. Ce fumier de croupon refuse de se laisser lisser, et fume sous le martèlement des galets. Bien calé sur mes pattes, j’assure ma prise et pèse, tous muscles tendus, sur ce cuir rétif… Braoum !… Plus coriace que moi, la tatane s’est arrachée de mes mains et a plongé dans la machine. Je reste tout branque, mon adversaire démantibulé en main, le bout dur cisaillé laissant voir la forme de bois. Déjà la parade à ma connerie me vient à l’esprit : « Y a que ceux qui ne font rien qui se trompent pas ! » Néanmoins je fais gaffe en attaquant un second panard, d’une pointure qui m’apparaît plus propice… Braoum !… Braoum !… six fois de suite. La série pestouillarde. J’entrevois des catastrophes. Viré, je suis certain de l’être. Il ne faudrait pas, en outre, que l’on prétende me faire payer les dégâts ! À moi, ou de préférence à mes parents, auxquels par une gloriole enfantine j’ai tu mon changement d’employeur, préférant les laisser imaginer je ne sais quelle promotion flatteuse, et pour eux rassurante quant au futur. C’est le coup de mon incendie chez Rumpelmayer qui se répète, aggravé ! La même panique qu’alors me saisit. Laissant tourner ma bécane, je fonce vers la lourde, passant ma veste à la volée, et me retrouve dehors, libre, et une fois de plus vacant.
C’est une singulière lucidité qui me vient alors qu’attablé dans le troquet le plus proche devant un « rince-cochon [14] », j’entreprends de mettre un peu d’ordre dans mes idées. Je m’étonne de la bouffée d’euphorie que me donne à chaque avatar professionnel la rupture avec un boulot, la sensation d’une reconquête de ma liberté. Euphorie de courte durée, car en contrepartie défile dans ma tronche la série déjà éprouvée des malencontres guettant le petit bonhomme qui se trouve sur le sable. Savourant, comme pouvant être la dernière pour un bout de temps, ma consommation, j’en viens à analyser les causes de mon fiasco sur l’infecte « nationale ». Bêtement vaniteux, je n’ai pas compris, alors que le grand Jean m’initiait chez Erlich au maniement de sa bécane, qu’il me réservait les petites pointures, façonnées de cuir souple, et à la mesure de ma pogne, presque encore enfantine. Je lui en gardai néanmoins une vive reconnaissance.
*
Close cette embellie d’une semaine, j’entrais sans que rien m’en avertît dans une interminable série funeste. Comme si le sort eût voulu m’en faire accroire, je dégauchis en moins de trois jours un nouveau turbin : marqueur aux Bretelles Guyot. L’ouvrage ne réclamait qu’un peu d’attention, une main légère sur le tampon marquant la taille, de façon qu’elle fût lisible en évitant de maculer. Il convenait, en outre, de faire preuve de célérité, ce boulot une fois encore étant payé aux pièces, à la douzaine de bretelles, lesquelles nous arrivaient par bottes, réglées déjà à une longueur moyenne. Les boucles devant, pour l’usager, se trouver à l’aplomb de la base des pectoraux, coquetterie que le port de la ceinture se généralisant allait rendre caduque.
J’arrivai très vite à une cadence honorable, ce qui me valut l’estime de la contremaîtresse au moment même où Hervé, premier marqueur, se faisait éjecter, ayant été surpris aux tartisses à dissimuler une douzaine de bretelles de soie dans la jambe de son pantalon, aux fins indéniables de les embarquer. J’en fus sur le coup contrarié. Cet Hervé m’avait conseillé dans ce nouveau travail, presque fraternellement, me révélant sa méthode pour gagner un temps qui se trouvait être, comme il est dit, du pognon, mais n’avait pas poussé l’obligeance jusqu’à me dévoiler sa recette pour grinchir [15] la camelote que nous traitions ; j’en demeurai rêveur.
La bretelle, sur le plan de la « douillance [16] », se trouvait loin de valoir la godasse. En fonçant sur le labeur, je parvenais tout juste à écosser soixante-dix points par semaine. J’estimais ne pouvoir remettre moins à la maison, d’où embarras, mes velléités d’élégance ne m’ayant pas abandonné. Ce fut la contremaîtresse, à qui je m’ouvris de mon désir de gagner davantage, qui me permit d’affurer un supplément, un cumul, puisque j’assurais cinq jours par semaine le balayage des ateliers
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