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Confessions d'un enfant de La Chapelle

Confessions d'un enfant de La Chapelle

Titel: Confessions d'un enfant de La Chapelle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Simonin
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inquiétante, je l’avoue tel que le serait un adversaire à la gréco-romaine avant la première prise. Ce n’est pas le moment de me déballonner. L’ogresse a poussé vers moi un chariot chargé d’escarpins de chevreau verni, la chouette matière à travailler. Décisif, comme toujours dès que m’est offerte l’occasion de risquer une sottise, je lance la bécane, l’écoute prendre son régime le plus élevé, puis, une tatane bien en main, attaque la première passe, faisant monter en quelques secondes, la sorte de plainte émise par la peau sous la pression des galets, au timbre suraigu, un des éléments de ma dilection pour cette machine, me trouvant, à l’instar de tous les moujingues, amateur de barouf. Aussi sec, la géante se détend, se marre, approbatrice, avec un clin d’œil d’encouragement, puis appréciant l’aisance de mon style stoppe ma bécane et m’invite à la suivre, la voix considérablement radoucie.
    — Viens, petit… on va s’en jeter un, le temps de te fixer les conditions… ici tout le monde marne aux pièces !… Je suis sûre que tu vas te défendre !…
    D’un geste ample, façon Semeuse des timbres-poste, cette gravosse embrasse la multitude des chariots, et promet :
    — T’as tout ça à te farcir !…
    *
    Rien ne vaut le boulot aux pièces pour amener le laborieux un peu paumé à atteindre aux vives cadences. Dès le second jour dans ma nouvelle gâche, la mienne de cadence approchait la frénésie. Le troisième jour, quelques machines opérant en aval de la mienne furent à nouveau pourvues d’opérateurs. La géante, ravie de m’avoir quasiment découvert, verrait personnellement m’alimenter en godasses à traiter, selon sans doute l’urgence de certaines livraisons, ce qui me faisait tenir le rôle de chouchou, et me valait l’intérêt de quelques filles, piqueuses de tiges pour la plupart, spécialité rassemblant une dominante de girondes pas bégueules. Prompt à m’enflammer, je nourrissais à leur propos de forts vagues projets de contact. L’urgence du labeur à exécuter me détournait de rien entreprendre avant que ma position fût assurée, et qu’un peu de quibus en fouille me permît, sous le prétexte d’une semaine fructueuse à arroser, d’inviter deux ou trois de ces charmantes à l’apéro du samedi midi.
    Vint l’éblouissement de ma première paye dans cette taule. J’enfouillais bravement 117 francs, pas volés, qu’on me croie. Me remettant mon enveloppe, Mme Germaine, ogresse devenue presque affectueuse, me recommanda :
    — Repose-toi bien, petit !… Lundi on attaque une semaine de « nationales » !…
    Pour la première fois, le boulot casquait, et je restai un peu étourdi de l’importance de la somme, tiraillé entre le désir de faire une bonne surprise à la maison et celui de me garder une petite planque, indécis sur la proportion à honnêtement respecter. Après mûre réflexion et crainte que mon daron aille, si je me montrais généreux, appuyer le lendemain dimanche les chances incertaines d’un gail à Longchamp, dont c’était la saison, je refilai 80 points à ma mère ébahie, et conservai pour mes menus plaisirs le reliquat, soit 37 balles.
    Et dès le soir même ce fut pour moi la vie à grandes guides ! J’en dépassais les limites du quartier, m’offrant un fauteuil d’orchestre au Trianon Lyrique  [10] qui donnait La Fille de Madame Angot , et poussant le faste jusqu’à déguster une choucroute arrosée d’un demi mousseux au Dupont-Barbès . Merveilleuse soirée, encore qu’une sourde nostalgie m’ait soufflé qu’elle eût pu se trouver plus parfaite encore si quelque fillette, une Mado par exemple, se fût trouvée associée à mon plaisir. Je m’en consolais, me disant que ce n’était que partie remise. J’étais en cela victime du mariage prolétarien de « la bonne semaine » qu’évoquent les goualantes réalistes de ce temps, dont L’Assommoir  [11] est le modèle, et qui dans Le P’tit Quinquin , hymne des laborieux des corons, demeure gravé dans les mémoires.
    Incertain de l’avenir, ou n’en ayant pas la notion, le boulot de ces époques n’avait foi que dans le court terme, et une semaine d’efforts, pour une fois fructueux, l’inclinait facilement à se départir sans mesure des rigoureuses règles d’économie imposées par son état même.
    Bien que fortement entamé, mon pécule m’apparut encore des plus sérieux le dimanche matin.

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