Consolation pour un pécheur
PROLOGUE : LE SECRET
Quelque part dans les Pyrénées, à la limite nord-ouest du royaume d’Aragon, le village de Taüll était bien caché du reste du monde. La route en lacet qui y conduisait était abrupte et périlleuse ; les prés où se nourrissaient les troupeaux étaient clairsemés et rocailleux. Cerné de hautes montagnes, de rivières tumultueuses et de neiges éternelles, Taüll sommeillait, protégé des invasions depuis des temps immémoriaux.
En vérité, la plupart des villageois pensaient qu’il y avait là peu de choses susceptibles de tenter l’envahisseur – ni or, ni terres grasses, ni objet de grande beauté. La gloire du soleil illuminant la cime des montagnes et la sombre majesté des pins enveloppés de nuages constituaient des richesses aussi précieuses que la blanche douceur d’un seau plein de lait frais de brebis. Interrogés à ce propos, les habitants de Taüll vous auraient répondu que sa plus grande fierté résidait en ses trois églises. Et selon eux, quiconque montait dans l’une des tours massives dressées au-dessus de leurs maisons et en atteignait le clocher se trouvait plus près du ciel que tout homme ou toute femme de ce monde pouvait jamais l’espérer. Du moins le croyaient-ils, en cet an de grâce mil trois cent cinquante-quatre.
Et bien que peu d’hommes eussent nié que la vie quotidienne fût ardue et parfois difficile, Taüll semblait un endroit paisible. Mais les apparences sont trompeuses, même dans de modestes villages de montagne. La surface placide, comme celle d’un lac d’altitude, dissimule bien souvent des profondeurs turbulentes. Sous son calme extérieur, un secret capital sommeillait tel un dragon sur sa cache d’or, à l’abri du monde. De temps à autre, le voile de silence qui l’entourait se soulevait, et le souffle d’une rumeur s’échappait du village. Quelques voyageurs venus d’en bas, des habitants de la vallée égarés dans la montagne, murmuraient ce qu’ils avaient appris lors de leur visite, mais leurs voisins étaient rares à croire à des contes aussi extravagants ou à les répéter. Et les rumeurs prenaient fin. Un jour, un jongleur passa par là et composa à ce sujet une chanson pleine d’entrain, mais on la trouva en général trop fantastique pour être vraie, et le monde n’y vit qu’une composition poétique.
Ceux qui vivaient là savaient que cette histoire fort simple ne devait rien à l’imagination du poète. Treize cents ans plus tôt, Joseph d’Arimathie – ou peut-être son plus fidèle ami, à moins qu’il ne s’agît d’une tout autre personne – s’était mis en sûreté dans cette forteresse cachée, apportant avec lui le Saint-Graal. Les bergers solitaires qui faisaient paître leurs moutons non loin de là édifièrent l’église de Sant Climent afin d’abriter le récipient sacré et de l’honorer, et c’est ainsi que le Saint-Graal demeura à Taüll. C’est du moins ce que racontait la légende. Nombreux étaient ceux qui juraient que c’était là la vérité ; quand leur parvenaient des nouvelles selon lesquelles d’autres villages, d’autres églises ou de lointains monastères affirmaient détenir la précieuse relique, ils les rejetaient d’une raillerie, forts de leur certitude.
Depuis des siècles, le Graal était bien à l’abri. Nul ne savait exactement où il se trouvait ; seuls ses gardiens – prêtre et sacristain – pouvaient le voir. Une des femmes les plus âgées du village prétendait que la fresque de Notre-Dame tenant le Graal, sur le mur derrière l’autel, avait été exécutée alors que son grand-père n’était encore qu’un enfant : un jour, il s’était glissé furtivement dans l’église, avait vu des flammes jaillir du vase sacré et s’était enfui, terrorisé, courant dans la montagne aussi loin que ses jeunes jambes pouvaient le porter. Son grand-père racontait aussi, ajoutait-elle non sans fierté, que l’artiste autorisé à représenter le Graal avait été frappé de cécité une fois son œuvre achevée. Mais comme le moine en question avait ensuite peint d’autres retables dans des villages voisins, il était difficile de soutenir une telle assertion.
Pourtant, des protecteurs aussi puissants ne suffirent pas à tenir la coupe sacrée à l’écart de la méchanceté du monde extérieur ou de la traîtrise des villageois.
CHAPITRE PREMIER
Gérone
Mai 1354
L’heure du dîner était pratiquement
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