Conspirata
la
passion. Voilà ce que nous avons perdu. Nous accumulons les richesses
personnelles alors que l’État est dans la misère et nous passons notre vie dans
l’oisiveté, de sorte que, au premier assaut, la république est sans défense.
« Une conjuration s’est formée parmi les citoyens des
plus hautes classes pour mettre le feu à la patrie. Ils appellent à la guerre
la nation la plus hostile au nom romain : les Gaulois. Le chef des ennemis
se tient avec une armée prête à déferler sur nous. Et vous hésitez et vous vous
demandez quoi faire des ennemis arrêtés dans nos murs ?
Il cracha littéralement son sarcasme, arrosant les sénateurs
les plus proches de salive.
— Je vous suggère d’avoir pitié d’eux – ce
sont de tout jeunes gens qui ont péché par ambition. Relâchez-les donc avec
leurs armes ! Mais prenez garde que votre douceur et votre pitié, quand
ils seront armés, ne tournent à votre perte ! Vous savez bien, dites-vous,
que la situation est grave, mais vous n’avez pas peur. Balivernes ! Vous
tremblez d’effroi. Seulement, par inertie, par mollesse, vous hésitez, comptant
les uns sur les autres, vous en remettant sans doute aux dieux immortels. Mais
je vous le dis, ce ne seront pas des vœux et des prières de femmes qui nous
vaudront l’aide des dieux. Seules la vigilance et l’action nous permettront de
réussir.
« Nous sommes cernés de toutes parts. Catilina et son
armée sont prêts à nous prendre à la gorge. Nos ennemis vivent dans le cœur
même de la cité. C’est pourquoi nous devons agir au plus vite. Voici donc mon
avis, consul. Prends bonne note, scribe : Puisque, par la volonté impie
de citoyens criminels, la république est exposée aux plus grands dangers, et
puisque, sur leurs aveux et autres témoignages, les accusés ont été convaincus
d’avoir conçu des projets d’incendie, de massacre et d’autres procédés
scélérats et violents contre leurs concitoyens, qu’ils soient sur leur aveu, et
comme s’ils avaient été pris en flagrant délit de crime entraînant la mort,
condamnés suivant les habitudes de nos pères à la peine capitale .
Pendant trente ans, j’ai suivi les débats du sénat, et j’ai
assisté à nombre de grands et fameux discours. Pourtant je n’en ai jamais vu un – pas
un seul, même de loin – qui pût rivaliser avec les effets de cette
brève intervention de Caton. En quoi consiste l’éloquence si ce n’est en l’art
de traduire l’émotion en mots précis et justes ? Caton parvint à exprimer
ce que ressentaient une majorité d’hommes qui n’avaient pas les mots pour le
dire, même pour se le dire. Il les sermonna, et ils lui en furent
reconnaissants. De tous les coins du temple, des sénateurs se levèrent et l’applaudirent
en venant se placer auprès de leur héros pour indiquer qu’ils le soutenaient.
Il n’était plus ce personnage excentrique au dernier rang. Il était le roc, l’ossature
et le nerf de la vieille république. Cicéron le contemplait avec étonnement.
Quant à César, il se leva d’un bond pour réclamer un droit de réponse et entama
aussitôt un discours. Mais tous voyaient bien qu’il ne cherchait qu’à gagner du
temps sur la motion de Caton pour empêcher le vote car il ne restait déjà que
très peu de lumière et les ombres s’allongeaient très loin dans le temple. Des
cris de fureur retentirent parmi ceux qui entouraient Caton et certains en
vinrent aux mains. Plusieurs chevaliers qui se tenaient à la porte se
précipitèrent à l’intérieur, brandissant leur glaive. César agitait les épaules
en tous sens pour se dégager des mains qui tentaient de le faire asseoir, et
continuait de parler.
Les chevaliers se tournèrent vers Cicéron, guettant ses
instructions. Un signe de tête ou un doigt levé aurait suffi pour que César fût
passé au fil de l’épée. Et, pendant une fraction de seconde, Cicéron hésita.
Néanmoins, il fit non de la tête. César fut relâché et, dans le chaos qui
suivit, il dut quitter précipitamment le temple car je ne le vis plus ensuite.
Cicéron descendit de son estrade et parcourut l’allée avec ses licteurs pour
admonester les sénateurs et séparer les combattants, en repoussant certains de
force à leur place. Il ne retourna sur sa chaise que lorsqu’un semblant d’ordre
fut rétabli.
— Pères conscrits, dit-il alors, le visage d’un blanc
de craie dans la pénombre, la voix tendue et assourdie, le
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