Conspirata
de sa toge habituelle, il portait une vieille tunique noire pour montrer
qu’il était en deuil. Il avait les joues creuses, les cheveux emmêlés et un
début de barbe blanche qui le faisait ressembler à un vieux clochard. Lorsqu’il
arriva en bas, il s’immobilisa. À ce moment, la maison avait été presque
entièrement vidée. Il écarquilla ses yeux stupéfaits devant les murs et sols
nus de l’ atrium . Il se rendit d’un pas traînant dans sa bibliothèque. Je
le suivis et le regardai depuis l’embrasure de la porte inspecter les placards
vides. On ne lui avait laissé qu’une chaise et une petite table. Sans se
retourner, il dit d’une voix d’autant plus terrible qu’elle était très calme :
— Qui a fait cela ?
— La maîtresse a pensé que ce serait une précaution
raisonnable, répondis-je.
— Une « précaution raisonnable » ?
Il passa la main sur les niches vides. Toute la bibliothèque
était en bois de rose et avait été superbement réalisée suivant ses plans.
— Plutôt un coup de poignard dans le dos, oui !
Il examina la poussière laissée sur le bout de ses doigts.
— Elle n’a jamais aimé cet endroit.
Puis, toujours sans me regarder, il lâcha :
— Fais préparer une voiture.
— Bien sûr, répondis-je, puis j’hésitai. Pourrais-je
connaître la destination afin d’indiquer au conducteur où il devra se rendre ?
— Ne t’occupe pas de la destination. Contente-toi de me
trouver cette fichue voiture.
Je partis demander au garçon d’écurie d’amener la voiture
devant la porte puis allai trouver Terentia pour lui dire que le maître
prévoyait de sortir. Elle me regarda avec inquiétude et se rendit
précipitamment dans la bibliothèque. Pratiquement toute la maisonnée avait
appris que Cicéron s’était enfin levé, et tout le monde s’était regroupé dans l’ atrium ,
fasciné et inquiet, sans même faire semblant de travailler. Je ne pouvais pas
le leur reprocher : leur sort, comme le mien, était entièrement lié à
celui du maître. Nous entendîmes des éclats de voix, et Terentia sortit bientôt
de la bibliothèque en courant, les joues trempées de larmes.
— Va avec lui, me dit-elle avant de s’enfuir à l’étage.
Cicéron apparut quelques instants plus tard, renfrogné mais semblant
être plus ou moins redevenu lui-même, comme si le fait de se disputer avec sa
femme lui avait insufflé comme une bouffée d’énergie. Il alla à la porte d’entrée
et ordonna au portier de l’ouvrir. Celui-ci me regarda comme s’il cherchait
confirmation. J’acquiesçai d’un bref signe de tête.
Comme d’habitude, il y avait des manifestants dans la rue,
mais beaucoup moins qu’au moment où la loi interdisant à Cicéron l’eau et le
feu avait été promulguée. La populace, pareille au chat devant un trou de
souris, s’était lassée d’attendre en vain sa victime. Cependant, ce qu’ils
avaient perdu en nombre, ils le compensaient en venin ; ils déclenchèrent
un grand vacarme de « Tyran ! », « Assassin ! »
et « À mort ! », et se précipitèrent en avant dès que Cicéron
apparut. Il monta sans attendre dans la voiture et je l’imitai. Un garde du
corps était posté sur le toit, avec le cocher, et il se baissa pour me demander
où nous nous rendions. J’interrogeai Cicéron du regard.
— Chez Pompée, dit-il.
— Mais Pompée n’est pas à Rome, protestai-je tandis que
des poings commençaient à marteler les flancs de la voiture.
— Où est-il donc ?
— Chez lui, dans les Monts Albains.
— Tant mieux, répliqua Cicéron. Il ne s’attendra pas à
me voir.
Je criai au cocher d’aller à la porte Capène et, avec un
claquement de fouet et une dernière explosion de cris et de coups sur les
parois de bois, nous partîmes d’un bond.
Le trajet dut nous prendre au moins deux heures et, pendant
tout ce temps, Cicéron ne proféra pas un mot et resta recroquevillé dans un
coin de la voiture, ses jambes repliées loin de moi, comme s’il voulait se
ramasser dans le moins d’espace possible. Ce ne fut que lorsque nous prîmes la
route qui conduisait à la longue allée de gravier de Pompée qu’il se déplia et
regarda par la fenêtre les jardins luxuriants peuplés de topiaires et de
statues.
— Je vais lui faire honte pour le pousser à m’offrir sa
protection, dit-il, et s’il persiste à refuser, je me tuerai à ses pieds et il
sera à tout jamais maudit par l’Histoire
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