Conspirata
bougé de son lit de repos. Il serrait un coussin sur son ventre et je lui
demandai s’il se sentait mal.
— J’ai le cœur sec, répondit-il. À quoi bon lutter et
abattre tant de travail ? Personne ne se souviendra de mon nom – pas
même dans un an, sans parler de mille. Je suis fini – c’est un échec
complet.
Il poussa un soupir et contempla le plafond, le dos de la
main appuyé contre son front.
— J’avais de tels rêves, Tiron… de tels espoirs de
gloire et de renommée. Je voulais connaître la célébrité d’Alexandre. Mais tout
a mal tourné. Et sais-tu ce qui me tourmente le plus quand je me réveille la
nuit ? C’est de ne pas voir comment j’aurais pu agir autrement.
Il continuait de rester en contact avec Curius, qui ne s’était
toujours pas remis du chagrin que lui avait causé la mort de sa maîtresse ;
en fait, c’en était presque devenu une obsession. Cicéron apprit par lui que
Catilina n’avait cessé de comploter contre l’État, et beaucoup plus
sérieusement qu’auparavant. Il y avait des rapports inquiétants faisant état de
chariots couverts remplis d’armes, déplacés à la faveur de la nuit sur les
routes qui menaient à Rome. On dressa de nouvelles listes de sénateurs
potentiellement favorables, et, d’après Curius, parmi eux se trouvaient deux
jeunes sénateurs patriciens, M. Claudius Marcellus et Q. Scipion
Nasica. Un autre signe inquiétant était que G. Manlius, le lieutenant aux
yeux hagards de Catilina, avait disparu de ses repaires habituels dans les
bas-fonds de Rome et parcourait, disait-on, l’Étrurie pour recruter des troupes
de partisans armés. Curius ne pouvait produire aucune preuve écrite – Catilina
était bien trop rusé pour ça – et, ayant posé quelques questions de
trop, il finit par s’attirer les soupçons des autres conspirateurs et ne tarda
pas à être exclu du noyau dur de la bande. Ainsi, la source d’informations de
première main de Cicéron se tarit-elle peu à peu.
À la fin du mois, le consul décida de risquer à nouveau sa
crédibilité en soumettant le problème au sénat. Ce fut un désastre.
— J’ai été informé… commença-t-il, mais il ne put
poursuivre en raison de l’hilarité qui parcourut aussitôt la chambre.
« J’ai été informé » était l’expression qu’il
avait employée par deux fois déjà pour brandir le spectre de Catilina, et c’était
devenu une sorte de plaisanterie satirique. De petits farceurs la lui lançaient
dans la rue quand il passait : « Oh, regardez ! Voilà Cicéron !
Vient-il d’être informé ? » Ses ennemis au sénat le criaient pendant
qu’il parlait : « Alors, Cicéron, t’es-tu informé comme il faut ? »
Et voilà que, malencontreusement, il utilisait de nouveau cette expression. Il
eut un faible sourire et feignit de s’en moquer alors que ce n’était évidemment
pas le cas. Un chef dont on se moque n’a plus d’autorité, et par conséquent n’est
plus un chef.
— Ne sors pas sans ton armure ! cria quelqu’un
lorsqu’il quitta la curie, et tout le sénat se tordit de rire.
Il s’enferma peu après dans son bureau et je ne le vis guère
pendant plusieurs jours. Il passa davantage de temps avec mon assistant,
Sositheus, qu’avec moi, et je me sentis curieusement jaloux.
Sa déprime avait aussi une autre cause que peu de gens
auraient pu deviner – et il aurait été très gêné que cela se sache.
Sa fille devait se marier en octobre, et il me confia que cette perspective l’épouvantait.
Non qu’il ne tînt pas son futur gendre, le jeune Gaius Frugi, de la gens Pison,
en haute estime, car c’était lui-même qui avait arrangé les fiançailles des
années plus tôt pour s’allier le vote des Pison. Mais le fait était tout
simplement qu’il aimait tant sa petite Tulliola qu’il ne pouvait supporter l’idée
d’en être séparé. Quand, à la veille du mariage, il la vit emballer ses jouets
d’enfant conformément à la tradition, les larmes lui montèrent aux yeux et il
dut quitter la pièce. Elle avait à peine quatorze ans. Le lendemain matin, la
cérémonie eut lieu chez Cicéron, et j’eus l’honneur d’être invité à y assister
en compagnie de Quintus et d’Atticus et de toute une foule de Pison (et par
tous les dieux, quel rassemblement laid et sinistre ils formaient !). Je
dois avouer que lorsque Tullia, toute voilée et vêtue de blanc, les cheveux
coiffés en chignon et la taille
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