Crucifère
peste soit des femmes et de cette famille ! » Cassiopée avait cru qu’il faisait allusion à sa mère, à Chrétien de Troyes ou à Gargano. Maintenant, elle se disait que Coloman devait penser à Morgennes.
« Qui sait ? Après tout, peut-être qu’il m’avait acceptée dans son académie – où normalement les femmes sont interdites – parce qu’il savait que Morgennes était mon père… »
Cachée par la vapeur et son tonneau, elle regarda le mégaduc marcher vers l’un des escaliers qui remontaient au rez-de-chaussée. Elle ne le quittait pas des yeux, voulant être certaine de son départ. Soudain, Coloman ralentit le pas. Il se retourna, fouillant la haute salle voûtée du regard. Qu’avait-il entendu ? Vu ? Senti ?
Autour de lui, l’activité décrût. Les marmitons, gâte-sauces, tournebroches, maîtres coqs et maîtres queux redoutaient sa colère. Une onde de terreur se propagea dans les cuisines, dont l’activité frénétique fondit comme neige au soleil. Les « clac-clac » des couteaux sur les marbres se turent, et l’on n’entendit plus dans toute la salle que le chant des marmites et des casseroles.
C’est alors que Cassiopée faillit tressaillir. Subitement, inexplicablement, Crucifère parut doubler de poids. Pis. Elle semblait peser un quintal, et Cassiopée ploya le genou droit – manquant lâcher son tonneau.
Heureusement, au moment même où cela se produisait – et où les yeux de Coloman passaient sur elle – une marmite siffla à côté d’elle, l’enveloppant d’un épais nuage de vapeur. Malgré la chaleur, Cassiopée se sentit soulagée. Et comme Coloman regardait ailleurs, elle s’avança vers la bibliothèque et s’y faufila rapidement.
Ce n’est qu’une fois à l’intérieur qu’elle s’autorisa – après avoir vérifié que la pièce était vide – à se laisser glisser à terre, et à souffler. « Les livres m’ont sauvée », se dit-elle, les mains posées sur son tonneau. Elle bascula le loquet de la porte en position fermée, et examina les lieux. Un candélabre illuminait des étagères où s’entassaient des milliers de parchemins.
« Nous verrons cela plus tard », se dit Cassiopée en dégainant Crucifère.
La lame de l’épée luisait d’une vive lueur bleue, mais elle était redevenue d’un poids normal. « Eh bien, que t’est-il arrivé ? » demanda-t-elle silencieusement à l’épée. Évidemment, celle-ci ne lui répondit pas. « C’est la première fois que tu me fais ça… »
Petit à petit, l’épée retrouva son éclat métallique habituel. Soulagée, Cassiopée la remit au fourreau, plaça son tonneau en travers de la porte – au cas où quelqu’un viendrait. Depuis les étagères, l’œil de parchemins enroulés sur eux-mêmes la regardait déambuler au milieu des codex empilés dans la pièce. L’un d’eux, rédigé en grec ancien, était intitulé Comment servir les dragoni. Rapidement, Cassiopée le feuilleta. Il était écrit en onciales, c’est-à-dire en lettres majuscules, séparées les unes des autres. Curieusement, il ne s’agissait absolument pas d’un manuel de cuisine, mais d’un ouvrage expliquant que les dragons existaient bel et bien, et qu’ils régnaient depuis toujours en maîtres sur la Terre. « L’homme est né pour les servir », expliquait cet ouvrage, écrit par un conteur anonyme qui prétendait être un contemporain d’Alexandre le Grand.
D’ailleurs, disait aussi ce livre, Alexandre le Grand était lui-même un dragon ayant pris forme humaine. « Eh bien, se dit Cassiopée. Au moins, je ne serai pas venue pour rien… » Elle referma l’ouvrage, lorsque des parchemins s’en échappèrent. « Qu’est-ce que c’est ? » Cassiopée les ramassa, et vit des symboles tracés à l’encre violette, dans une langue inconnue, surmontés de ce titre en latin : Draco fictio. Quelqu’un avait dû commenter ce manuel, et prendre des notes. Mais quelque chose l’intriguait. L’écriture… Il s’agissait de minuscules cursives, formées par une main délicate. Non, ce n’était pas celle de Coloman – comme elle aurait pu s’y attendre –, mais celle d’une femme. Elle aurait pu le jurer ! Un frisson la parcourut. Était-ce celle de la légendaire Shyam ? Cette Maître des Épices – que Cassiopée n’avait jamais connue – avait été l’une des toutes dernières femmes (avant elle) à avoir été acceptées dans l’académie. Combien de fois
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