Crucifère
serviteurs étaient des militaires. Il n’y avait aucun civil. Cassiopée retourna le voile de lin blanc qui lui recouvrait le visage, et en dévoila la doublure. De couleur noire. Gagnant l’autre extrémité du couloir, elle jeta un coup d’œil vers le ciel, afin de s’assurer que son faucon y volait. L’oiselle était bien là, qui tournoyait nonchalamment.
« Tout va bien », se dit Cassiopée. Se coulant derrière une haie de cyprès, elle s’approcha d’une petite porte. Fermée à clé. Qu’à cela ne tienne, elle fouilla dans son aumônière, et en sortit quelques crochets et passe-partout. Très vite, un « clic » lui signala que la serrure avait cédé, et elle poussa la porte. Une bouffée d’air frais lui monta au visage, chargée d’une odeur aigre-douce. Du vin. Celui des chais de l’académie, une pièce de vaste dimension où des centaines d’amphores et de tonneaux étaient entreposés.
C’est là que conformément à leur plan elle attendit la nuit, cachée entre deux fûts.
La nuit venue, elle reprit sa progression. Mais, comme le sol de la cave était recouvert de sable, elle était obligée d’effacer ses traces, et donc d’avancer lentement. En outre, il faisait très sombre – ce qui compliquait sa tâche.
Aussi légère qu’une gazelle, elle s’avança à pas de loup vers le fond de la pièce, qui se voyait dans la lueur d’un soupirail. Un escalier de pierre menait à une porte – « donnant sur les cuisines », se rappela Cassiopée. Elle se revit, à douze ans, ouvrir cette porte et descendre ces mêmes marches, pour aller chercher dans la cave un tonneau. Le plus souvent, elle n’avait pas la force de le soulever. Elle avait donc dû trouver toutes sortes de stratagèmes pour le déplacer. Généralement, elle le faisait rouler. Ou elle en répartissait le contenu dans plusieurs tonnelets, qu’elle transportait un à un, puis deux à deux. Jusqu’au jour où elle arriva enfin à soulever tout un tonneau. Ce jour-là – elle s’en souvenait comme si c’était hier – Coloman l’avait promue « marmiton ». Croyant tout d’abord que cela lui faciliterait la vie, elle déchanta lorsqu’elle s’aperçut qu’au lieu de tonneaux de vin, c’étaient de gros chaudrons bouillants qu’il lui faudrait maintenant charrier des cuisines jusqu’aux salles à manger. Elle eut un sourire à l’évocation de ses souvenirs, et se demanda : « Morgennes a-t-il eu lui aussi à franchir ces épreuves ? »
— Allons, murmura-t-elle. Ne perdons pas de temps…
Après s’être assurée que la voie était libre, elle gagna prestement l’escalier de pierre qui menait aux cuisines. Arrivée au bas des marches, elle eut une idée. Afin de cacher son visage, pourquoi ne pas remonter un tonneau ? Ainsi, elle se fondrait dans le paysage…
Avisant un fût de bonne taille, elle l’empoigna et le plaça sur son épaule gauche. Le problème, c’est qu’il y avait toujours un monde fou aux cuisines. Or, chez Coloman, une femme était forcément une intruse. Faisant un effort de mémoire, elle se rappela la configuration des lieux où elle allait déboucher. Cuisines à perte de vue, hautes de plafond, où des alignements de marmites et de fours cohabitaient avec des nuées de vapeur et de cris. Avec un peu de chance, elle aurait le temps de tourner à main droite – vers une petite bibliothèque où des milliers de recettes de cuisine étaient entreposées, et d’où partait un escalier métallique montant aux appartements de Coloman.
Elle prit une profonde respiration, puis s’engouffra dans les cuisines comme elle l’avait jadis fait des centaines de fois. Chaleur et vacarme l’assaillirent. Des marmitons couraient dans tous les sens, tandis que des ordres fusaient : « Plus chaud ! », « Moins froid ! », « Plus d’eau ! » Des jets de vapeur partaient du sol en sifflant, se heurtaient aux voûtes du plafond où ils se transformaient en brume avant de retomber en ruisselant sur les dalles des cuisines. « Rien n’a changé », constata Cassiopée en fonçant tête baissée vers la bibliothèque. Des sangliers étaient portés à rôtir, suspendus à des barres. Des poules passaient entre les mains d’apprentis pour y être décapitées – si nombreuses que leurs têtes formaient une pile qui montait aux genoux de leurs meurtriers.
« Voici comment on s’habitue au sang », songea Cassiopée en repensant une nouvelle fois à son
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