Crucifère
jolis dessins. Je m’étais dit que, à la manière des étoiles qui finissent par révéler leurs secrets à celui qui les observe longuement, ces caractères finiraient par parler à quelqu’un d’aussi intelligent que toi. Je me suis trompée. Mea maxima culpa …
Rufinus leva ses grands yeux sur elle, et prit conscience de son chagrin. Cassiopée avait le sentiment qu’il s’agissait d’un document important – au moins aussi important que ce qu’ils avaient appris au sujet des champignons dans le propre journal intime de Guillaume de Tyr, trouvé sur place dans la cathédrale.
« Nous tenons pour assuré et sommes bien certains de ne pas nous tromper en écrivant ici que Jésus et ses disciples – les apôtres – avaient repris d’une très ancienne secte l’habitude de cultiver des champignons, dans des cavernes situées au-dessus de la mer Morte. Bien que l’histoire de ces champignons ne nous soit pas connue, nous pensons qu’ils sont originaires d’Æthiopia – la terre des Visages Brûlés. Et plus précisément des marais de “Noir Lac”, que d’autres appellent encore “Marais de la Mémoire” ou “marécages de l’Oubli” – comme si l’on pouvait y perdre la mémoire ou y boire les souvenirs d’autrui. Ces champignons, que les anciens Romains nommaient Anamita muscaria, ou plus communément vita verna, ont fait l’objet d’un culte de la fertilité depuis la plus haute Antiquité, et nous croyons savoir que l’illustre et très glorieux Alexandre le Grand en consommait régulièrement.
« De même que – et nous le consignons ici pour nous acquitter d’un devoir de vérité tout en invitant fraternellement notre lecteur à nous pardonner de révéler ce que d’autres, moins consciencieux que nous, auraient préféré cacher en gardant le silence – Notre-Seigneur, Jésus-Christ. »
À la lecture de ces mots, Cassiopée abandonna Rufinus, et partit aussitôt à la recherche d’Emmanuel. L’ayant trouvé dans la chapelle en compagnie de Kunar Sell, avec lequel il s’entretenait gravement, elle s’écria :
— Emmanuel ! Kunar Sell !
La voyant venir, en sueur et les joues écarlates, Emmanuel crut qu’un nouveau drame était arrivé. Quant à Kunar Sell, il empoigna sa lourde hache et demanda :
— Quelqu’un est mort ?
— Venez voir ! Les champignons ! Les champignons !
— Quels champignons ? demanda Emmanuel.
— Ceux de Noir Lac ! Guillaume de Tyr les mentionne dans son journal ! Tu ne comprends donc pas ? Les Marais de la Mémoire !
— Justement, nous allions t’en parler. Kunar Sell…
Le chevalier de l’Hôpital se tourna vers l’ancien Templier blanc, qui s’inclina et dit à Cassiopée :
— Ma dame, j’ai deux nouvelles à vous annoncer : une bonne et une mauvaise. Laquelle voulez-vous en premier ?
Cassiopée n’hésita pas un seul instant :
— La mauvaise.
— Ces fourbes de Ridefort et de Lusignan se sont fait délier de leur serment par Héraclius…
— Le père de Rufinus, commenta Cassiopée.
— Ils ont pris les armes, portant le combat à Acre. Ils y affrontent les troupes de Saladin.
— C’est une mauvaise nouvelle, en effet. Mais plutôt pour mon oncle.
— Pour nous aussi, car le marquis de Montferrat a décidé de les rejoindre.
— C’est-à-dire ?
— Lassé d’attendre des rois qui mettent des années pour traverser la Méditerranée, craignant d’être traité de lâche par toute la chrétienté, il a préféré se rallier à Lusignan et Ridefort plutôt que de les voir s’arroger seuls le titre de vainqueurs.
— Alors il faut l’aider, cela va de soi ! Et la bonne nouvelle ?
Kunar Sell eut un large sourire, et lui apprit :
— Les juifs que Montferrat a fait venir à Tyr ont réussi à percer les secrets de l’armure des Crevisses. Ils sont en train d’en fabriquer une réplique. D’ici à un mois, ils pensent en avoir deux. Une troisième, si l’on attend Noël.
— Une seule suffira, puisqu’il n’y a qu’Emmanuel qui m’accompagne.
Elle se tourna vers l’Hospitalier, toujours en charge d’escorter la porteuse de Crucifère, et lui demanda :
— Si ça te va, évidemment.
— Je n’y vois aucun inconvénient, répliqua-t-il en souriant.
Kunar Sell fit un pas en avant, expliquant :
— Ma dame, il est de mon devoir de vous recommander d’attendre. J’ai moi aussi une dette que rien n’effacera jamais. Vis-à-vis de vous-même, et
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