Crucifère
Mais aucun barrage n’aurait pu résister éternellement à cet inexorable assaut. Ainsi, les flots – gonflés par une infinité de renforts descendus, triomphants, de l’amont – étaient en passe de détruire cet ouvrage qu’Amaury I er de Jérusalem avait voulu aussi grandiose que les pyramides dont Saladin l’avait privé.
Vers la fin de son règne, l’ancien souverain de Jérusalem avait envoyé une armée d’architectes, de sapeurs et d’ingénieurs bâtir le plus délirant des édifices dont cervelle humaine avait jamais rêvé : un barrage sur le Nil.
« Impossible ! » lui avaient dit ses ingénieurs et conseillers.
Même Morgennes, qui d’habitude n’aimait rien tant que se mesurer à l’irréalisable, avait paru douter. Mais Amaury en était convaincu : « L’Égypte c’est le Ni-ni-nil, avait-il bégayé. V-v-vaincre le Ni-ni-nil, c’est vaincre Saladin.
— Mais, Majesté… »
Les obséquieux devenaient inquiets. Autrefois, déjà, Amaury avait empli les souterrains de son palais avec toutes sortes d’œufs. Y compris, soi-disant, de dragons. Il prétendait « mettre à l’abri des hommes les univers contenus dans chacun de ces œufs, et mettre au monde quelques dragons » – afin de les domestiquer. Il n’en était résulté qu’une puanteur infernale, qui avait envahi les couloirs du palais pendant plusieurs semaines. On pouvait y péter à loisir, personne ne le remarquait.
Morgennes avait accompagné les ouvriers d’Amaury au plus près de la source du Nil, dans ces contrées dont quasiment personne ne revenait : les Marécages de l’Oubli. Comme leur nom l’indiquait, ceux qui y pénétraient y perdaient la mémoire, s’y établissaient si bien, et si définitivement, qu’ils s’y métamorphosaient en arbres.
Emmanuel et Cassiopée frémirent en voyant l’édifice – haut comme dix fois les plus hauts remparts de Jérusalem – que Morgennes et les architectes d’Amaury avaient tenté d’élever pour dompter les eaux du Nil. Mais comme disent les Égyptiens, « le Nil est un dragon que nul ne peut dompter ».
— C’est donc là, dit finalement Cassiopée en relevant les yeux, pour regarder successivement les restes du barrage, le pont de lianes et les marécages. Là que mon père est venu, là que ma tante réside…
— N’oublie pas que je suis avec toi, lui dit Emmanuel en la prenant par l’épaule. Où que tu ailles j’irai.
À nouveau, cette phrase éveilla chez Cassiopée le souvenir de Simon. Malgré tout, elle serra tendrement la main d’Emmanuel.
— « Du bist mîn, ich bin dindes soit dû gewis sîn. »
— Que dis-tu ?
— C’est une chanson, que j’ai apprise autrefois, avec Chrétien de Troyes. Elle veut dire…
Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un éclair d’or zébrait le ciel. Le gouffre au fond duquel coulait le Nil s’emplit de mille et un feux, les éblouissant, tandis qu’un brutal coup de tonnerre marquait le début de l’orage. Des trombes d’eau s’abattirent subitement, et le pont de lianes s’agita si violemment qu’il leur parut plus sage de reporter leur traversée.
— Surtout que nous n’avons pas les armures des Crevisses, dit Cassiopée, trempée de la tête aux pieds.
— Rentrons, suggéra Emmanuel.
Ils firent demi-tour, laissant derrière eux un gouffre où le niveau de l’eau montait dangereusement, arrachant au barrage ses ultimes créneaux. Aux craquements des cieux s’ajoutèrent des bris de muraille et d’éruptions liquides : le barrage s’effondrait. S’il avait résisté jusque-là, ce n’était que pour permettre à Cassiopée de témoigner de l’œuvre de son père : le barrage qu’il avait érigé avait bel et bien existé.
Mais le Nil l’avait emporté.
60.
« Du bist mîn, ich bin dindes soit dû gewis sîn. »
(Tu es mien je suis tienne – de cela tu dois être sûr.)
(Chant anonyme du XII e siècle.)
Autour d’eux, tout avait pris un aspect tourmenté. Les arbres, tordus par les eaux que le ciel déversait, et même la terre, sur laquelle plus d’une fois ils glissèrent, se retrouvant le nez collé dans un mélange de feuilles et de boue. Sales, épuisés, ils firent de leur mieux pour rallier le point où – pensaient-ils – se trouvaient leurs amis, la promesse d’un bon feu, d’une couverture et d’un toit au-dessus de leurs têtes.
Soudain, alors qu’ils estimaient avoir fait environ les deux tiers du
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