Crucifère
animal. Une bête s’enfuit, une autre a été prise. Laquelle a capturé laquelle ?
Emmanuel et Cassiopée avaient remis leurs vêtements trempés. Les pieds enfoncés dans des bottes qui les serraient trop, la taille prise par un ceinturon gonflé d’humidité, ils savaient qu’en cas de danger ils n’auraient guère d’autre possibilité que de se rendre. Emmanuel hésita à abandonner son grand bouclier, mais décida de le conserver. Leurs armes – épées et dagues, sans compter Crucifère – étaient en excellent état. Mais il faudrait, de retour au camp, les nettoyer avec un tissu huilé avant de les renfourner.
Le chemin par lequel ils étaient venus avait été ravalé par la jungle. Et s’ils avaient réussi à s’éloigner du camp pour trouver les Marais de la Mémoire, y retourner serait une autre paire de manches.
Car la tache de lumière que Cassiopée avait vue tout à l’heure avait tout bonnement disparu. Avait-elle seulement existé ? Ils étaient perdus, irrémédiablement perdus. Soudain, ils entendirent un cri, par-delà la cime des arbres. Cassiopée eut un sourire, et Emmanuel songea tout à coup qu’elle n’avait jamais paru inquiète. Lui s’en était remis à sa Dame et à Dieu ; elle comptait sur son faucon pour les guider vers le campement. Le temps de l’orage, l’oiselle s’était réfugiée sur la cime d’un arbre. L’ondée passée, elle avait regagné ses cieux adorés.
— Je suis là, cria Cassiopée en se tournant vers le ciel, les mains en porte-voix.
Un nouveau cri lui répondit.
— Conduis-nous au rivage, s’il te plaît !
Silence suivi d’un cri, à main droite.
— Par ici, dit Cassiopée à Emmanuel en lui indiquant sa dextre.
Emmanuel eut un soupir de soulagement. Il ne se voyait pas terminer sa vie dans la jungle, vieillissant dans un arbre avec pour toutes compagnes Cassiopée et une vieille guenon. C’était un homme courageux, puissant, pareil au lion – qui ne supportait pas d’être enfermé dans une cage, fût-elle végétale. L’amour, en revanche, était un lien qu’il acceptait. Dans son cœur, Cassiopée avait remplacé la sainte patronne de son ordre. Loin de le vivre comme un drame, Emmanuel était persuadé que la Vierge Marie l’approuvait et, même, avait béni leur union. Sa Dame était une mère bienveillante, heureuse que ses enfants se soient enfin trouvés.
Ils marchèrent pendant des heures et des heures, dans des parfums de fleurs suaves, de terre et d’arbres pourrissants. Eux-mêmes étaient couverts – au niveau des jointures et du cou – de plaques écarlates, qu’ils grattaient sans éteindre le feu qui les démangeait. Enfin, l’oiselle poussa deux petits cris – signalant un danger.
— Arrête-toi ! ordonna Cassiopée.
Emmanuel obéit, et tendit l’oreille.
Tous les sens aux aguets, il essaya de faire le tri parmi les sons qu’il entendait : brise dans les branches d’un arbre, pas feutrés de félins, famille de singes bondissant d’une cime à l’autre, coassements de batraciens. D’étranges ménestrels jouaient pour Emmanuel et Cassiopée une mélopée faite de sons inédits, interprétant la partition d’une nature inhospitalière.
Emmanuel redoutait de tomber dans une embuscade – et si l’oiselle avait dit qu’il y avait du danger, c’est qu’il y en avait. S’accroupissant dans un filet de brume, il regarda droit devant lui, plissant les yeux, s’efforçant d’y voir à travers la muraille des arbres. Une odeur… Une odeur lui parvint aux narines. Cela sentait le bois brûlé… Soudain inquiet, il se releva, prêt à emmener Cassiopée à l’abri, loin de l’incendie qui… Mais non. Il se ressaisit, et échangea un regard avec Cassiopée. Elle aussi avait senti. Cela sentait le brûlé, oui.
— Le camp, dit-elle.
— Ils ont été attaqués !
Leur réaction fut la même : ils se précipitèrent en direction de l’odeur de brûlé, dégainant leur épée, passant – pour Emmanuel – le bouclier au bras.
Ils débouchèrent de la forêt, et prirent en un coup d’œil la mesure du drame qui s’était déroulé en leur absence. Deux soldats habillés de vert firent les frais de leur fureur. Ils reçurent chacun un coup d’épée, qui les envoya en Enfer.
Puis, s’orientant rapidement, Emmanuel et Cassiopée repérèrent la palissade de bois du fortin de Kunar Sell. Elle gisait, calcinée, au fond d’une fosse à moitié recouverte de sable et de
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