Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Crucifère

Crucifère

Titel: Crucifère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: David Camus
Vom Netzwerk:
plèbe, des criminels, dont Jérusalem se débarrassait ainsi. Mais, à en juger par ses habits, cet homme appartenait à la noblesse.
    Le roi ordonna une enquête, durant laquelle le père d’Emmanuel ne fut pas brûlé – mais laissé à pourrir dans son fossé puant. Il se mit à gonfler, ballonner, se distendre. Sa bouche, d’abord close, s’ouvrit sur un sourire édenté ; d’où sortit une langue violacée, qui gonfla elle aussi avant de disparaître sous une nuée de mouches bleues. Des larves leur succédèrent. Et sous les yeux horrifiés d’Emmanuel – qui entendait bourdonner dans la bouche de son père toutes sortes de conversations endiablées –, le corps, petit à petit, se mit à se décomposer. La puanteur devint vite insoutenable, puis se mêla à celle des ordures. Si bien qu’on ne l’en distingua plus.
    Emmanuel, penché sur les murailles de Jérusalem, ne quittait pas des yeux la tache jaune et brun qui avait été son père. Sa mère et lui attendaient les résultats de l’enquête. Ils avaient bon espoir de la voir avancer, afin de pouvoir enterrer leur mari et père dans le cimetière du Saint-Sépulcre. Hélas, chaque fois qu’ils demandaient où en étaient les investigations, on leur disait de patienter. Jusqu’au jour où un garde leur confia, sous le sceau du secret, qu’elles n’aboutiraient probablement jamais : un proche du patriarche du Saint-Sépulcre paraissait impliqué, et on ne voulait pas que ce dernier fût inquiété. Aussi s’efforçait-on d’interroger plutôt dans les faubourgs, à la recherche d’un coupable plus approprié.
    La mère d’Emmanuel en perdit la raison, et son fils décida de passer à l’action. Avec quelques amis, il alla nuitamment récupérer le corps de son père, et le jeta dans la Géhenne. Ce n’était pas une tombe, ni même la fosse commune. Mais c’était, se disait-il, ce qu’il y avait de plus efficace pour délivrer son père de sa gangue d’insectes.
    À l’évocation de ces pénibles souvenirs, Emmanuel frémit, se demandant s’il n’avait pas plongé son propre père en Enfer – et si oui, comment faire pour l’en sauver. Serrant la poignée de son épée, il rattrapa Cassiopée.
    Cassiopée sentit Emmanuel se rapprocher d’elle, puis la dépasser. Il abattait les lianes, les troncs et les toiles d’araignées qui leur bouchaient le passage avec une telle rage qu’elle craignit qu’il n’ait perdu la raison – ou ne soit poursuivi par un démon. N’avait-elle pas lu quelque part qu’une énorme araignée cannibale – la fameuse Reine Blanche des côtes de l’Afrique – habitait cette jungle ? Risquant un coup d’œil derrière elle, elle n’aperçut rien d’autre qu’un long corridor noir, que la végétation se réappropriait déjà.
    Enfin, Emmanuel se retourna et lui dit :
    — Viens voir !
    Ses yeux luisaient sous son keffieh telles deux étoiles, et il tremblait d’excitation.
    Cassiopée se précipita, impatiente de découvrir ce qu’il avait vu.
    D’abord, elle ne comprit pas. Il n’y avait qu’un immense ravin, un gouffre béant au milieu de la jungle comme une cage thoracique fendue en deux par un géant. Au fond, à plusieurs dizaines de pieds au-dessous d’elle, un fleuve grondait dans un bouillonnement de vapeurs tumultueuses. Enfin, un frêle pont de lianes reliait les rives en oscillant dangereusement. Bien fol – ou brave – qui l’emprunterait.
    Ce ne pouvait être ce pont qui avait suscité les cris d’Emmanuel. À moins que… Franchissant du regard l’abîme qui la séparait de l’autre rive, elle vit des arbres – en tout point identiques à ceux que Gargano lui avait décrits. Tordus, convulsés, ils avaient l’aspect d’êtres humains en proie à d’atroces souffrances. Les Marais de la Mémoire…
    « C’est là », se dit Cassiopée en baissant les yeux, comme redoutant d’aller les affronter.
    Au-dessous d’elle, la colère du fleuve s’accroissait au voisinage d’un édifice impressionnant. Des murs couleur de lune s’élevaient au milieu des flots, comme les dents d’un Titan. Des crêtes d’écume blanchâtres cherchaient à sauter par-dessus, chevaux furieux s’enfuyant de l’enclos. Ici, l’homme et la nature étaient aux prises depuis des années, et la nature était en train de l’emporter. L’eau s’abattait avec la violence d’un millier de béliers contre ce qui n’était après tout qu’un mur, ou une porte : un barrage.

Weitere Kostenlose Bücher