Crucifère
partage ta douleur. Chrétien de Troyes est, avec Gargano, mon seul ami ici. En cette terre, froide et austère, si différente de mon Moyen-Orient natal.
« Depuis que tu es partie, si jeune, apprendre le métier des armes à Constantinople, la vie m’est insipide. Enluminer les manuscrits de ce bon Chrétien de Troyes ne suffit plus à mon bonheur. Cela n’a d’ailleurs jamais suffi, et aujourd’hui tout est bien fade.
« Mes épices, mon sel, c’était toi.
« Même s’il y avait beaucoup de ton père, de ton pauvre père, en toi.
« Je ne t’ai jamais dit pourquoi je l’avais quitté, ni qui il était.
« Tu trouveras, vers la fin de cette lettre, son véritable nom.
« Car j’ai fini par apprendre de Philippe d’Alsace que Chrétien t’avait envoyé en quête de l’inspirateur du principal personnage de son dernier roman, Perceval ou le Conte du Graal. Au fil des années, j’ai appris à lire les silences de notre cher Chrétien de Troyes, et à communiquer avec lui à travers ses œuvres. Je le soupçonne d’avoir jadis connu ton père. Pour une raison que j’ignore, il ne m’a jamais parlé de lui.
« Mais ce qu’il m’a tu, je l’ai perçu entre les lignes de ses livres, et je trouve bon qu’il ait tenu – parce qu’il t’aimait comme la fille qu’il n’a jamais eue – à te le révéler.
« En t’envoyant en quête de son personnage …
« Vois-tu, fille adorée, il n’y a pas de hasard. Moi-même, en peignant les portraits de ce valeureux Perceval parti en quête du Graal, je pensais sans arrêt à ton père.
« Et je ne doute pas – te connaissant – que tu réussiras à le trouver. Quelque part en Terre sainte, en quête de je ne sais quel improbable Graal, tâchant d’accomplir l’impossible. Réussissant là où tous ont échoué.
« Peut-être l’as-tu déjà retrouvé.
« Je vous imagine, dans les bras l’un de l’autre, heureux d’être enfin réunis.
« J’aurais tellement aimé que nous soyons une famille ; et non pas seulement une femme et sa fille, sur cette rive de la Méditerranée, et un preux chevalier, perdu sur l’autre rive.
« Mais c’est un rêve irréalisable. Je ne pourrai jamais pardonner à ton père ce qu’il m’a fait jadis, et comme tu es désormais une femme, il est maintenant temps pour moi d’abandonner le monde.
« J’ai décidé d’entrer au couvent.
« Ayant vécu toute mon adolescence dans un petit jardin entouré de murs, j’aspire à retrouver pour la fin de ma vie ce qui en a bercé les prémices. Ce que je souhaite aujourd’hui, c’est finir mes jours auprès de ce dieu que j’ai finalement accepté comme mien – celui que les chrétiens appellent tout simplement Dieu. “Va vers la Croix”, disait souvent ton père.
« J’y vais.
« Mais avant – je sais que Dieu me pardonnera – je souhaite te revoir.
« Si je ne pouvais te serrer une ultime fois dans mes bras avant de me retirer du monde, c’est moi qui ne me le pardonnerais pas.
« Je sais que si tu lis cette lettre, c’est que tu es en Flandre.
« Sache alors que je suis en Terre sainte.
« Retournes-y si tu souhaites me revoir. Ou reste en Flandre si tu refuses que nos chemins se croisent à nouveau.
« Mais si tu viens en Terre sainte, je te retrouverai toujours.
« Va à Jérusalem, va à Damas.
« Interroge Saladin. Peut-être saura-t-il te dire où je suis. Après tout c’est ton oncle, et mon cousin germain.
« Il ne me reste plus qu’à t’écrire deux choses. Tout d’abord, je veux que tu saches que tu es la fille que j’ai toujours rêvé d’avoir. Mieux. Tu es celle qui a réécrit mes rêves, et m’a permis de les porter vers de nouveaux sommets.
« Enfin, il est grand temps pour moi de t’apprendre que le personnage que Chrétien de Troyes t’a demandé de retrouver, ce Perceval, c’est ton père.
« Je n’ai pas le droit de t’en priver.
« Perceval, c’est Morgennes.
« Et Morgennes, c’est ton père.
« Je t’aime et t’aimerai toujours.
« Ta mère,
Guyane, dite de Saint-Pierre. »
Cassiopée fut de nouveau gagnée par la léthargie qui l’avait envahie lorsqu’elle avait lu cette lettre, dans le comté de Flandre. Elle se sentait coupable, coupable de n’avoir pas su reconnaître en Morgennes son père. Pourtant, la première fois qu’elle l’avait vu, elle avait cru voir un fantôme. Cela signifiait-il qu’elle l’avait reconnu, sans le savoir ?
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