Crucifère
Pourquoi ne s’était-elle pas alors jetée dans ses bras ? Pourquoi, surtout, ne s’était-elle pas mise en quête de son père ? Fallait-il être sourde et aveugle à ce point, privée de cœur et de tout ce qui fait qu’un être éprouve, ressent ?
Perdue dans ce labyrinthe de questions, il lui fallut un peu de temps avant de se rendre compte que Simon lui parlait :
— Ce que je ne comprends pas, disait-il, c’est pourquoi ta mère ne t’a pas dit où elle allait.
— Elle me l’a dit.
— Tout ce qu’elle a dit, c’est qu’elle se rendait en Terre sainte. Ce n’est pas très précis.
Cassiopée leva les yeux, à la recherche de son oiselle. Quand elle l’eut aperçue, volant sous un nuage gris acier, elle répondit à Simon :
— Elle ne pouvait pas l’être plus. Mais nous savons aussi qu’elle s’y est rendue pour me revoir, et qu’elle me retrouvera toujours, où que je sois en Terre sainte.
— En ce cas où est-elle ? demanda-t-il sarcastiquement en se retournant sur sa selle.
— Peut-être pas très loin.
— Si tu le dis.
Cassiopée expliqua que sa mère avait toujours été farouchement indépendante. Elle lui avait appris à se débrouiller par elle-même, sans se décourager, quelles que soient les circonstances.
— Maman n’aura pu faire autrement que de passer par Jérusalem, Damas et le Krak des Chevaliers… Je sais qu’elle a fait, grâce à Chrétien de Troyes, la connaissance du cheik des Muhalliq ; et nous savons que mon père était un ami d’Alexis de Beaujeu. C’est bien le Diable si elle n’a pas laissé dans l’un ou l’autre de ces lieux, à l’une ou l’autre de ces personnes, un message à mon intention. Je suis sûre qu’on va la retrouver !
Simon maugréa, caressa distraitement l’olifant qui pendait à son cou – olifant qu’il avait pris, l’été précédent, sur le cadavre d’un Hospitalier chargé d’escorter la rançon de la Vraie Croix. Pour lui, le maintien des Francs en Terre sainte, la défense du tombeau du Christ, le massacre des musulmans, tous ces somptueux projets, tout cela, c’était terminé. Tout ce à quoi il aspirait désormais, maintenant que son père était mort et qu’il était le dernier des Roquefeuille, c’était fonder une famille et se donner un héritier – mâle, cela va de soi.
— Cassiopée, commença-t-il comme s’il s’amusait à prononcer son nom pour avoir le plaisir de l’entendre résonner dans les airs. Cassiopée, je…
— Je sais, l’interrompit-elle.
— Tu sais ce que je vais te dire ?
Il arrêta sa jument.
Cassiopée l’imita, et se retourna sur sa selle pour le regarder.
— Oui. C’est non. Pas maintenant.
— Alors quand ?
— Quand j’aurai retrouvé ma mère. Et que mon père…
— Tu veux leur consentement ?
Elle secoua la tête, ferma les yeux et dit :
— J’ai besoin d’eux. Il est trop tôt… J’ai surtout besoin de lui. Besoin de savoir qu’il n’est pas en Enfer. Besoin de lui dire qui je suis pour lui.
— Je t’ai promis de t’aider à le sauver. Ne suis-je pas là, à côté de toi ? À croire en toi ? À te rassurer, quand tu doutes ? Regarde Chefalitione, pour qui nous avons tant donné : est-il ici ? Et Montferrat ? Tu as sauvé son père. Nous a-t-il rejoints ? Non. Il préfère sauver sa cité. Et Saladin ? Il dit que Taqi est sauvé, et que ton père… mérite son sort !
— Il ne sait pas que c’est mon père.
— N’empêche. Il dit que Morgennes mérite son sort, ce qui revient au même.
— Si je lui avais dit que Morgennes était mon père, il aurait tout fait pour nous aider.
— Alors pourquoi ne le lui as-tu pas dit ?
— Je ne veux pas l’embarrasser.
— L’embarrasser ? Lui, le Chef des Armées, l’Ornement de l’Islam, le Protecteur des Créatures, l’Associé de la Dynastie…
— Arrête, c’est mon oncle ! Je t’interdis de te moquer de lui.
— Il croit que Morgennes mérite son sort !
Cassiopée accusa le coup, et baissa les yeux. Jouant avec les rênes de sa jument, elle était torturée par l’idée que Saladin n’avait peut-être pas tort. « Ma quête est insensée… Impossible et insensée… »
— Qui te dit, demanda-t-elle, qu’il n’a pas raison ?
— S’il a raison, que faisons-nous ici ?
Nouveau silence de Cassiopée. Avait-elle le droit de priver Simon de ses héritiers ? De l’entraîner dans une terre aux mains des musulmans,
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