Crucifère
Ils regardèrent leurs bottes. Elles commençaient à se lacérer, laissant les crocs de verre ensanglanter leurs pieds.
Mais les étoiles s’approchaient. D’ailleurs…
— Ce ne sont pas des étoiles ! s’écria Cassiopée. Ce sont…
— Des feux de camp ! s’exclama Simon.
— Non, pas des feux de camp. Ils viennent dans notre direction.
— Des torches ?
Une nouvelle fois Cassiopée tira Crucifère du fourreau. Simon la regarda faire, légèrement inquiet. Mais l’éclat métallique de l’épée les rassura. Les brillantes lumières qui venaient vers eux ondulaient au gré des dunes. Elles étaient probablement portées par des gens montés sur des chameaux. Des bédouins ?
— Allumons une torche, suggéra Cassiopée.
Simon en sortit une de son sac de selle, l’alluma et la brandit aussi haut que possible. Le feu lui réchauffa la main, et le crépitement de la petite flamme lui arracha un sourire.
— Par ici ! Par ici ! s’écria Cassiopée sans savoir qui elle appelait ainsi.
Dans le lointain, quelques lumières lui répondirent, en oscillant elles aussi.
— Ils nous ont vus. Allons, courage !
Ils continuèrent d’avancer, jusqu’à sortir enfin de la zone maudite. Les craquements de verre et d’os s’étaient tus, et en face d’eux des taches blanches émergeaient de l’obscurité. Une tribu de bédouins. La plupart étaient montés sur des chameaux. D’autres suivaient à pied, en tenant une lance à la pointe dressée vers le ciel. En tête venait un vieillard au visage ridé comme un coing. Cassiopée reconnut son vieil ami le cheik des Muhalliq, Nâyif ibn Adid. Il était apparu presque comme par enchantement, au milieu des lumières. Derrière lui un certain nombre de personnes – impossible de savoir combien – étaient pressées les unes contre les autres. Hommes, femmes, enfants – tous se tenaient sur leur garde, par crainte de l’ennemi. Leurs yeux, enfoncés dans leurs orbites, étaient opaques, vidés de toute substance ; et sur la partie risible de leur peau se lisaient les séquelles de la tempête de flammes et d’échardes de verre qui s’était abattue sur eux.
On aurait dit une tribu de morts vivants.
— Le salut sur vous, dit Cassiopée en s’avançant vers le vieux cheik auprès duquel elle avait si souvent séjourné.
— Sur toi le salut, noble fille du désert, haleta Nâyif ibn Adid en portant la main à son cœur. Peux-tu seulement me dire si c’est à toi ou à ton fantôme que j’ai l’honneur de m’adresser ?
— Par Allah ! C’est bien moi, Cassiopée !
— Alors aide-moi à descendre, fit le vieux cheik en lui tendant la main.
Elle l’aida à descendre de chameau, tandis qu’autour d’eux les Muhalliq faisaient cercle.
— Noble cheik, puis-je vous demander pourquoi vous m’avez demandé si j’étais mon fantôme ?
— Je te dirai pourquoi, ainsi que je l’ai dit à ta mère…
— Ma mère ? s’exclama Cassiopée. Vous l’avez donc vue ? Quand ? Où est-elle allée ?
— Toutes ces questions méritent de s’asseoir autour d’un thé, répondit Nâyif ibn Adid.
Il se tourna vers sa tribu et prononça quelques paroles. Aussitôt, des tentes furent montées dans la nuit, si promptement qu’elles semblaient jaillies des sables.
Le campement prenait vie, comme s’il avait toujours existé.
25.
« J’étais le maître de la source d’airain fondu. Je dis aux djinns :
“Soufflez en elle ! Qu’elle devienne comme le feu.” »
(SOHRAWARDI,
L’Exil occidental.)
Les ayant emmenés dans sa tente, dressée au beau milieu de nulle part, Nâyif ibn Adid invita Simon et Cassiopée à prendre place sur de moelleux coussins disposés autour d’une petite table basse. Deux femmes – fort vieilles à en juger par leur extrême lenteur – vinrent leur servir un thé odorant, ainsi qu’un plat de dattes et de pistaches. Simon les observait, se demandant comment elles s’y prenaient pour ne rien renverser, tellement leurs yeux disparaissaient derrière leur voile.
— Je ne crois pas connaître tes compagnons, fit Nâyif ibn Adid en les regardant tour à tour.
— Je m’appelle Rufinuuus, ancien évêque d’Aaacre, hoqueta Rufinus depuis le coussin où l’avait déposé Cassiopée.
— Le salut soit sur toi, dit Nâyif ibn Adid en hochant la tête.
— Et moi, je suis Simon, comte de Roquefeuille, s’inclina Simon.
— Le salut sur toi aussi, Simon, comte de
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