Crucifère
ténébreux », « Ténébroc » ou encore « Tartarie ». On dit qu’une nuit sans fin y règne, que ce n’est qu’une succession de steppes, sans ravins ni montagnes. On dit aussi qu’Alexandre le Grand le contourna, de crainte d’y perdre son armée. Et qu’il interdit à quiconque d’en fouler le sol, sous peine de voir son âme dévorée par les démons.
— Oui, dit Rufinus. J’ai lu aussi beaucoooup de textes à ce sujet. On dit surtout qu’une pooorte gigantesque en barre l’accès, pour empêcher les démooons d’en sooortir.
— Mais pourquoi ma mère se serait-elle rendue là-bas ?
— Parce qu’elle pensait t’y retrouver, répondit Nâyif ibn Adid. Au côté de Morgennes… Quelle ironie qu’elle soit partie si rapidement ! À force de te courir après, elle t’a dépassée.
— Enfin, elle est en vie… Mais dites-moi, si ce n’était pas ma mère, qui donc était visé par le Maître des Djinns ?
Nâyif ibn Adid écarta les mains, en signe d’ignorance.
— Dieu seul le sait. Ma tribu comptait autrefois trois mille tentes. Depuis que les djinns ont sévi, elle n’en compte plus qu’un millier. Mais ce qui est certain, c’est que les feux de l’Enfer se sont concentrés sur une zone en particulier.
— Laquelle ?
— Celle des invités.
Cassiopée eut une intuition, et s’enquit :
— Hébergiez-vous un artiste du nom d’Hassan Basras ?
— Oui. Pourquoi ?
— Est-il… ?
— Tous les crânes se ressemblant plus ou moins, il est difficile de dire à qui appartenait celui-ci, à qui appartenait celui-là. Mais nous n’avons jamais revu Hassan Basras. Or il n’a pas quitté le camp.
— Une bien triste nouvelle, lâcha Simon en se relevant.
Il se massa les genoux, comme s’apprêtant à repartir, et dit :
— Bien. Nous n’allons pas abuser de votre hospitalité plus longtemps, nous avons une longue route devant nous.
Cassiopée le regarda, interloquée, tandis que Rufinus ouvrait une bouche toute ronde. On ne prenait jamais congé d’un cheik. On attendait que ce soit lui qui nous congédie, fallait-il pour cela patienter plusieurs heures – voire, lorsque son hospitalité se faisait insistante, plusieurs lunes. Simon était on ne peut plus grossier.
— Il se fait tard, dit doucement Nâyif ibn Adid. Et je suis fatigué…
Prenant à son compte le manque de savoir-vivre de Simon, le cheik des Muhalliq conviait ses hôtes à le laisser. Pourtant, Cassiopée était loin d’avoir vidé son carquois de questions. Elle souhaitait l’interroger plus avant sur Hassan Basras, et notamment lui demander :
— Est-ce Hassan qui a peint ceci ?
Elle montra au vieux cheik le petit tableau que lui avait donné Conrad de Montferrat, celui d’où le mystérieux cavalier ressemblant à Taqi s’était évaporé.
— Oui, c’est bien l’une de ses œuvres.
— Quel dommage qu’on ne puisse s’entretenir avec lui ! N’a-t-il pas une famille ? Quelqu’un à qui je puisse parler ?
— Malheureusement, ou heureusement, il n’avait personne. Comme beaucoup d’artistes, c’était un solitaire. Tout ce qui reste, c’est une partie de son matériel. Il l’avait laissé sous ma tente, où il exécutait mon portrait…
Cassiopée regarda dans la direction que lui indiquait Nâyif ibn Adid, et vit quelques petits pots de terre posés à côté d’une planche de bois.
— Ce sont là ses couleurs. Certaines sont très rares, et difficiles à obtenir. Il les a créées lui-même, à partir de pigments provenant de champignons ne poussant que dans un seul endroit au monde. Ces pigments, une fois broyés, sont agglutinés dans de l’huile de lin à laquelle il associe diverses essences… C’est une méthode tout à fait originale, et des plus innovantes. Si j’ai bien compris, il la doit à un moine appelé Pixel, un armier…
— Qu’est-ce qu’un armier ? demanda Cassiopée.
— Quelqu’un qui communique avec les morts.
De toutes les tribus de bédouins, superstitieuses par nature, celle des Muhalliq était probablement la plus encline à croire au pouvoir des pentacles et autres inscriptions cabalistiques. C’étaient eux qui, peu avant la bataille de Hattin, avaient tracé sur la peau de Cassiopée certains versets du Coran et symboles alchimiques destinés à la protéger. Eux qui lui avaient offert le plus célèbre des porte-bonheur de l’islam, la main de Fatima. Ces enchantements, lui avaient-ils assuré,
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