Crucifère
là ? » se demanda Emmanuel. « Ai-je eu raison de lui signaler ma présence ? Ou est-ce un ange, descendu de son nuage pour me porter secours ? »
Il continuait d’observer l’étrange individu qui avançait à pas de géant. « Alors ? » se demanda Emmanuel. « Ange ou démon ? » Optant pour un dénouement heureux, il choisit de se porter à la rencontre du mystérieux voyageur, qui grandissait au fur et à mesure qu’il approchait. Et se rendit bientôt compte que chacun de ses pas en valait au moins cent d’un être humain normalement constitué.
« C’est bien un homme. De grande taille, certes, mais un homme quand même. Où court-il ainsi ? »
Il avait à peine terminé de se poser la question que l’inconnu l’enjamba aussi facilement que s’il avait été un brin d’herbe, et poursuivit sa folle course vers l’orient.
— Hé ! Vous ! Messire Vite, par ici !
L’avait-il entendu ? Apparemment pas, car l’étrange individu rétrécissait déjà à l’horizon.
— C’est bien ma chance. Une chance sur des milliers de croiser quelqu’un, et il faut qu’il soit sourd…
Il repartait vers l’ouest, dans la direction de ce qu’il supposait être celle du Krak des Chevaliers, lorsqu’une voix gronda dans son dos :
— Comment m’avez-vous appelé ?
Emmanuel se retourna. Il faisait face à un homme bâti comme une montagne, large d’épaules, grande barbe, et qui le dévisageait d’un air inquisiteur, les bras croisés sur la poitrine.
— Messire Vite, car vous allez à grands pas !
— Si fait. C’est que je suis pressé – quoique fort fatigué.
— Alors, messire est trop aimable de s’arrêter pour deviser.
— Je ne vais pas causer longtemps, je suis déjà fort en retard. Mais dites-moi cependant : que faites-vous en ces parages ?
— Je suis perdu.
— Voulez-vous que je vous dépose quelque part ?
Emmanuel réfléchit rapidement, et tendit le doigt vers le couchant.
— Je vais par là.
— Et moi par là-bas, dit le géant en indiquant le côté opposé.
Emmanuel n’hésita pas un seul instant.
— Alors moi aussi, si ça ne vous dérange pas.
— Que nenni.
Sans un mot de plus, le géant le souleva et le colla sur sa poitrine, où Emmanuel entendit les « boum, boum » du cœur du géant, qui battait tel un tambour militaire.
— Puisse savoir où vous m’emmenez ?
— En Enfer, répondit Gargano.
36.
« Gargano. La montagne tenait son nom de lui, ou bien, selon certains livres, c’est lui qui tenait son nom de la montagne. »
(JACQUES DE VORACINE,
La Légende dorée.)
En route pour la Tartane, septembre 1188
Le géant faisait de si grands pas qu’un seul lui suffisait pour franchir une colline, deux un bois, dix une forêt. Autour d’eux, les paysages se réduisaient à des taches de couleur, jaune poussière, sable et or patiné. Malgré le vent qui leur sifflait aux oreilles, Emmanuel et Gargano ne cessaient pas de discuter.
— Nous sommes donc toujours en septembre ? demanda Emmanuel au géant.
— Oui, pourquoi ?
— Parce que c’est le mois de ma chute. Je voulais savoir combien de jours, ou de semaines, s’étaient écoulés depuis, parce que j’ai complètement perdu le fil du temps…
Pourtant, un doute taraudait Emmanuel. « Septembre, septembre… Je ne puis croire que j’aie guéri si rapidement… » Ses blessures, à la cuisse et aux bras, s’étaient depuis longtemps refermées et avaient bien cicatrisé. En outre, ses cheveux avaient beaucoup poussé, et sa barbe lui tombait sur la poitrine.
— Septembre… Mais de quelle année ? se risqua-t-il à demander d’une voix tremblante.
— 1188, répondit Gargano.
Un premier bond les emmena au sommet d’un mamelon, un second tout en bas. Emmanuel en avait des haut-le-cœur.
— Alors ça fait un an ! Racontez-moi…
Gargano l’informa de la tragédie qui avait frappé la chrétienté en Terre sainte, et Emmanuel en éprouva une immense culpabilité.
— Votre présence n’y eût rien changé. Considérez plutôt qu’il est heureux que vous soyez encore en vie, pour participer à la reconquête.
— J’ai tout de même un peu de mal à partager votre façon de voir les choses.
Très vite, ils arrivèrent en vue d’un arbre gigantesque, dont la verticalité tranchait avec les plaines qu’ils venaient de traverser.
— Quel drôle d’arbre, fit remarquer Emmanuel qui n’avait eu le temps que d’y
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