Dans le jardin de la bête
« L’odeur de la paix est loin, l’air est froid, les cieux sont cassants, et les feuilles sont enfin tombées. Je porte un manteau en poulain dont la peau est comme de la soie moirée, avec un manchon d’agneau. Mes doigts se réfugient dans des profondeurs de chaleur. J’ai une veste de paillettes argentées et de lourds bracelets de riches coraux. Je porte au cou une chaîne de lapis-lazuli et de perles enfilés sur trois rangs. Mon visage est recouvert de douceur et de contentement, tel un voile de clair de lune doré. Et je n’ai jamais de ma vie été aussi solitaire. »
Bien que l’allusion de Martha à un « dédale de haine » fût un peu excessive, Dodd commençait en effet à sentir qu’une campagne était orchestrée contre lui au Département d’État, campagne dont les instigateurs étaient les hommes de fortune et de tradition. Il soupçonnait aussi qu’ils avaient le soutien d’un ou plusieurs membres du personnel de son ambassade, qui fournissaient en catimini des renseignements sur lui et le fonctionnement de ses bureaux. Dodd devenait de plus en plus soupçonneux et prudent, de sorte qu’il commençait à écrire ses lettres les plus sensibles à la main car il ne se fiait plus aux sténographes de l’ambassade pour garder la confidentialité.
Il avait lieu de s’inquiéter. Messersmith continuait sa correspondance sous le manteau avec le sous-secrétaire Phillips. Raymond Geist, le numéro deux de Messersmith (également un ancien de Harvard), suivait également de près les affaires de Dodd et de l’ambassade. Pendant un séjour à Washington, Geist avait eu un long entretien secret avec Wilbur Carr, chef des services consulaires, au cours duquel il avait fourni un vaste éventail de renseignements, dont des détails sur les soirées échevelées données par Martha et Bill, qui, parfois, duraient jusqu’à cinq heures du matin. « À une occasion, l’hilarité était si grande » 6 , confia Geist à Carr, qu’elle avait entraîné une plainte écrite au consulat. Cela avait poussé Geist à appeler Bill dans son bureau, où il l’avait averti : « Si une pareille conduite se répète, cela sera signalé de manière officielle. » Geist avait également critiqué la prestation de Dodd : « L’ambassadeur est d’un naturel doux et terne, alors que, pour réussir à traiter avec le gouvernement nazi, il faut un homme intelligent et imposant, capable d’adopter une attitude dictatoriale avec le gouvernement et d’insister pour que ses exigences soient satisfaites. M. Dodd est incapable de tout cela. »
L’arrivée à Berlin d’un nouvel homme, John C. White, devant remplacer George Gordon comme conseiller d’ambassade, ne pouvait qu’accentuer la lassitude de l’ambassadeur. Outre qu’il était riche et enclin à donner des réceptions raffinées, White était marié à la sœur du chef des Affaires de l’Europe occidentale, Jay Pierrepont Moffat. Les deux beaux-frères entretenaient une correspondance amicale, s’appelant « Jack » et « Pierrepont ». Dodd n’aurait pas trouvé terriblement rassurante la façon dont White commençait une de ses premières lettres de Berlin : « Il semble qu’il y ait une machine à écrire en trop ici 7 , de sorte que je puis t’écrire sans témoins. » Dans une de ses réponses, Moffat qualifiait Dodd de « drôle de personnage 8 que je trouve pratiquement impossible à diagnostiquer ».
Afin de rendre l’atmosphère encore plus oppressante pour Dodd, un autre nouveau fonctionnaire, Orme Wilson, entra en poste à peu près au même moment en tant que secrétaire d’ambassade ; il était le neveu du sous-secrétaire Phillips.
Quand le Chicago Tribune consacra un article à la demande de Dodd de quitter Berlin au cours de la nouvelle année, évoquant l’idée qu’il pourrait abandonner son poste, Dodd se plaignit à Phillips qu’il y avait eu une fuite au Département concernant sa demande de congé, avec la volonté de lui nuire. Ce qui exaspérait particulièrement Dodd, c’était un commentaire dans l’article attribué à un porte-parole anonyme du Département d’État : « Le professeur Dodd n’envisage pas 9 de se retirer définitivement du poste d’ambassadeur en Allemagne, a-t-on affirmé. » Avec la logique perverse de la publicité, le démenti soulevait en fait la question du sort de Dodd : allait-il démissionner, ou était-il poussé vers
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