Dans le jardin de la bête

poste de chancelier. « Je suis convaincu  15 , écrivait-il, que, dans l’année à venir, vous et vos collaborateurs poursuivrez et, avec l’aide de Dieu, mènerez à bien cette œuvre majeure qu’est la reconstruction de l’Allemagne, entreprise par vous avec une telle énergie, fondée sur l’unité nationale nouvelle et heureusement achevée du peuple allemand. »
    Ainsi commença donc l’année nouvelle, avec un optimisme apparent et, pour les Dodd, une nouvelle tournée de fêtes et de réceptions. Les invitations officielles arrivaient sur des cartons imprimés sous enveloppe, accompagnés comme toujours de plans de table. Les dirigeants nazis privilégiaient une disposition curieuse où les tables formaient un large fer à cheval rectangulaire avec les convives disposés à l’intérieur et à l’extérieur de cette configuration. Ceux assis sur le côté intérieur passaient la soirée dans les affres de l’inconfort social, sous les yeux de ceux qui étaient attablés dans leur dos. Une de ces invitations fut adressée à l’ambassadeur et sa famille de la part de leur voisin, le capitaine Röhm.
    Martha aurait une bonne raison, plus tard, de conserver un exemplaire du plan de table. Röhm, le Hausherr , leur hôte  16 , était assis au centre du fer à cheval et avait une vue panoramique sur tous ceux assis devant lui. Dodd était à la droite de Röhm, la place d’honneur. De l’autre côté de la table, juste en face de Röhm, à la place la plus inconfortable du fer à cheval, se trouvait Heinrich Himmler, qui le haïssait.

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    «  C OMPRENNE
QUI POURRA ! »
    À  Washington, le sous-secrétaire Phillips convoqua Jay Pierrepont Moffat dans son bureau « pour lire toute une série de lettres  1  de l’ambassadeur Dodd », comme le chef des Affaires de l’Europe occidentale l’indique dans son journal. Parmi celles-ci se trouvaient des missives récentes dans lesquelles Dodd renouvelait ses récriminations au sujet de la fortune des fonctionnaires des Affaires étrangères et du nombre de Juifs parmi son personnel  2 , en plus d’un courrier où il se risquait à suggérer une ligne de politique étrangère pour les États-Unis. Le pays, écrivait Dodd, doit renoncer à sa « réserve vertueuse »  3  parce qu’« une autre lutte pour la vie et la mort en Europe serait un tracas pour nous tous… surtout si elle se doublait d’un conflit similaire en Extrême-Orient (comme cela est envisagé, crois-je comprendre, dans des réunions secrètes) ». Dodd admettait la réticence du Congrès à se laisser entraîner dans un conflit outre-mer, mais il ajoutait : « Je pense néanmoins que les faits importent, même s’ils nous déplaisent. »
    Bien que Phillips et Moffat fussent désillusionnés au sujet de Dodd, ils devaient admettre qu’ils avaient un pouvoir limité sur lui du fait de ses contacts personnels avec Roosevelt : Dodd pouvait contourner le Département d’État et communiquer directement avec le président à son gré. À présent, dans le bureau de Phillips, ils lisaient les missives de Dodd en hochant la tête. « Comme d’habitude  4 , consigne Moffat dans son journal, il est mécontent de tout. » Dans une de ces lettres, Dodd jugeait deux fonctionnaires de son ambassade « compétents mais non qualifiés », poussant Moffat à se rebiffer : « Comprenne qui pourra ! »
    Le mercredi 3 janvier, Phillips prit la plume pour répondre, d’un ton distant et hautain, à certains des griefs de l’ambassadeur, notamment celui concernant la mutation à Berlin de son propre neveu, Orme Wilson. Son arrivée au mois de novembre précédent avait provoqué une crise de rivalités au sein l’ambassade. À présent, Dodd se faisait chapitrer pour n’avoir pas correctement géré la situation. « J’espère qu’il ne vous sera pas trop difficile  5  de décourager d’autres propos de nature indésirable parmi les membres de votre personnel. »
    Quant à ses éternels griefs au sujet des habitudes de travail et des qualifications des fonctionnaires du service, Phillips écrivit : « J’avoue que je ne sais que vous dire  6  concernant votre sentiment que “quelqu’un au Département encourage chez les gens des attitudes et des comportements erronés”. »
    Il évoqua la remarque précédente de Dodd concernant la présence d’un trop grand nombre de Juifs parmi le personnel administratif de l’ambassade, mais s’avoua