Dans le jardin de la bête
berlinois, dont les propriétaires et le personnel étaient souvent juifs. « Alors que d’un côté, on peut observer un grand magasin juif rempli comme à l’ordinaire de non-Juifs aussi bien que de Juifs, on observera dans l’établissement voisin l’absence totale d’employés juifs. » De même, la situation variait d’une agglomération à l’autre. Une ville pouvait bannir les Juifs, alors que, dans la ville voisine, les Juifs et les non-Juifs continuaient à « côtoyer leurs voisins et vaquaient de leur mieux à leurs occupations sans se faire maltraiter ».
De même, Schweitzer notait des points de vue divergents parmi les dirigeants juifs. « La tendance de certains est qu’il n’y a rien à espérer, car la situation ne peut qu’empirer, écrit-il. L’autre tendance, tout à fait à l’opposé, est tout aussi catégorique : fondant leur réflexion sur la situation en mars 1934 au lieu de mars 1933, certains se résignent à la situation actuelle et acceptent le statut de l’inévitable ; ils s’habituent à se mouvoir dans leur propre cercle restreint en espérant que, tout comme les choses se sont améliorées entre mars 1933 et mars 1934, elles continueront d’évoluer d’une manière favorable. »
Les incessantes protestations pacifiques de Hitler constituaient l’imposture officielle la plus flagrante. Quiconque prenait la peine de se rendre à la campagne autour de Berlin le comprenait instantanément. Raymond Geist, consul général par intérim, se déplaçait beaucoup à bicyclette. « Avant la fin de l’année 1933 11 , au cours de mes fréquentes excursions, j’ai découvert en dehors de Berlin, le long de pratiquement chaque route partant de la ville, de nouveaux établissements militaires neufs, avec des terrains d’entraînement, aéroports, casernes, terrains d’essai, postes antiaériens et d’autres bâtiments de ce genre. »
Même un nouveau venu comme John White pouvait constater cette réalité. « Quiconque sort en auto dans la campagne 12 un dimanche peut voir des chemises brunes s’entraîner dans les bois », signale-t-il à son beau-frère, Jay Pierrepont Moffat.
White fut stupéfait d’apprendre que la fillette d’un de ses amis devait passer ses mercredis après-midi à s’exercer à l’art du lance-grenades.
La normalité apparente de l’Allemagne masquait également le conflit croissant entre Hitler et Röhm. Dodd et d’autres qui avaient longtemps séjourné sur place savaient pertinemment qu’Hitler était résolu à accroître les rangs de l’armée régulière, la Reichswehr, malgré l’interdiction explicite du traité de Versailles, et que Röhm, à la tête de la Sturmabteilung , voulait que tous ces développements s’accompagnent de l’incorporation d’unités entières de SA, dans le cadre de sa tentative pour prendre le contrôle de l’armée. Le ministre de la Défense, Blomberg, et les principaux généraux détestaient Röhm et traitaient de haut ses légions de Sturmtruppen, des brutes en chemise brune. Göring abhorrait Röhm, lui aussi, et voyait dans son appétit de pouvoir une menace pour ses propres ambitions concernant l’aviation allemande, grande source d’orgueil et de joie, qu’il s’occupait à développer discrètement mais avec énergie.
Ce qui restait peu clair, c’était ce qu’Hitler pensait de la question. En décembre 1933, Hitler avait nommé Röhm à son cabinet. La veille du 1 er janvier, il avait adressé à celui-ci des vœux chaleureux, publiés dans la presse, dans lesquels il faisait l’éloge de son allié de longue date, qui avait construit une légion aussi efficace. « Sachez que je bénis le destin 13 , qui me permet de qualifier un homme comme vous d’ami et de frère d’armes. »
Peu après, cependant, Hitler ordonna 14 à Rudolf Diels de rédiger un rapport sur les débordements des SA et sur les pratiques homosexuelles de Röhm et de son entourage. Diels affirma par la suite qu’Hitler lui avait aussi demandé de tuer Röhm et un autre « traître », mais qu’il avait refusé.
Le président Hindenburg, censé être l’ultime rempart contre Hitler, paraissait inconscient des pressions qui s’accumulaient dans la hiérarchie. Le 30 janvier 1934, le vieux maréchal publia une déclaration pour féliciter Hitler des « grands progrès » que l’Allemagne avait accomplis au cours de l’année où il avait accédé au
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