Dans le jardin de la bête
sont dans ce pays. »
Ce fut un moment étrange. Dodd, l’humble adepte de Jefferson qui avait appris à considérer les hommes politiques comme des créatures rationnelles, était assis en face du dirigeant d’un des plus grands pays d’Europe, qui était en pleine crise d’hystérie et menaçait d’anéantir une partie de sa propre population. C’était extraordinaire, sans aucun lien avec tout ce qu’il avait connu auparavant.
Dodd ramena calmement la conversation à la vision que les Américains avaient de l’Allemagne. « L’opinion publique aux États-Unis est fermement convaincue que le peuple allemand, pour ne pas dire son gouvernement, est militariste, si ce n’est belliciste. La plupart des Américains ont le sentiment que l’Allemagne a pour objectif un jour de déclarer la guerre. Cela repose-t-il sur une réalité ? s’enquit l’ambassadeur.
– Cela ne repose sur rien », affirma Hitler.
Sa fureur parut retomber. « L’Allemagne désire la paix et fera tout en son pouvoir pour préserver la paix ; mais l’Allemagne exige et obtiendra l’égalité des droits en matière d’armement. »
Roosevelt accordait une très grande importance au respect des frontières nationales existantes, lui rappela le diplomate.
À cet égard, assura Hitler, l’attitude de Roosevelt était identique à la sienne et, pour cela, il affirma être « très reconnaissant ».
Dans ce cas, l’Allemagne envisagerait-elle de participer à une nouvelle conférence internationale sur le désarmement ?
Hitler écarta la question et s’en prit de nouveau aux Juifs. C’étaient eux, accusa-t-il, qui avaient répandu l’idée que l’Allemagne voulait la guerre.
Dodd le ramena au sujet. Hitler serait-il d’accord sur ces deux points : « Aucun pays ne doit outrepasser les frontières d’un autre pays, et tous les pays d’Europe devraient se mettre d’accord sur un comité de surveillance et respecter les décisions d’un tel organisme. »
« Oui », affirma Hitler, et il parlait, d’après Dodd, « de bonne foi ».
Plus tard, il fit une description d’Hitler dans son journal. « C’est un esprit romantique et mal informé en ce qui concerne les grands faits et hommes de l’histoire allemande. » Il avait un casier « quasi criminel ». « Il a incontestablement déclaré à plusieurs reprises qu’un peuple survit en luttant et meurt du fait d’une politique pacifiste. Son influence a toujours été totalement belliqueuse. »
Comment concilier cela avec les nombreuses professions de foi d’Hitler en faveur de la paix ? Il avait cru le désir de paix d’Hitler « absolument sincère ». À présent, l’ambassadeur se rendait compte, comme Messersmith avant lui, que le véritable but d’Hitler était de gagner du temps, afin de permettre à l’Allemagne de se réarmer. Hitler voulait la paix uniquement pour préparer la guerre. « Au fond de son esprit, écrivit Dodd, il y a cette ancienne volonté germanique de dominer l’Europe par la guerre. »
Dodd prenait des dispositions pour son voyage. Même s’il s’absentait deux mois, il avait décidé de laisser sa femme, Martha et Bill à Berlin. Ils lui manqueraient, mais il brûlait d’impatience d’embarquer à bord du bateau à destination de l’Amérique et de sa ferme en Virginie. La perspective des réunions qui l’attendaient au Département d’État, dès son arrivée, était moins réjouissante. Il comptait profiter de l’occasion pour poursuivre sa campagne en vue de rendre la diplomatie américaine plus égalitaire en affrontant, face à face, les membres du « bon petit club » : le sous-secrétaire Phillips, Moffat, Carr, et un secrétaire d’État adjoint de plus en plus influent, Sumner Welles, un autre ancien de Harvard et confident de Roosevelt (dont il avait été, de fait, le garçon d’honneur à son mariage en 1905) ; il avait joué un rôle clé dans la mise au point de la politique étrangère du président démocrate en peaufinant sa « politique de bon voisinage ». Dodd aurait aimé rentrer aux États-Unis avec une preuve concrète que son approche de la diplomatie, incarnant les valeurs américaines comme le lui avait demandé Roosevelt, avait exercé une influence modératrice sur le régime d’Hitler. Mais tout ce qu’il avait acquis jusque-là, c’était une aversion pour Hitler et ses subalternes, et du chagrin pour l’Allemagne perdue de sa
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