Dans le jardin de la bête
convoité, pas à Prague néanmoins, sa cible d’origine. La concurrence pour Prague avait été rude et bien que Messersmith eût fait une campagne assidue et convaincu ses alliés de toutes tendances d’écrire des lettres de soutien, le poste lui échappa finalement. À la place, le sous-secrétaire Phillips proposa à Messersmith un autre poste vacant : l’Uruguay. Si Messersmith était déçu, il n’en montra rien. Il s’estimait déjà heureux de quitter le service consulaire. Mais la chance lui sourit alors. Le poste d’ambassadeur en Autriche 1 se libéra brusquement, et Messersmith était l’homme de la situation. Roosevelt accepta. Messersmith était absolument ravi. Dodd était également content d’en être débarrassé, bien qu’il eût préféré le savoir à l’autre bout du monde.
Il y eut de nombreuses festivités pour Messersmith – pendant quelque temps, tous les dîners et les déjeuners en ville semblèrent se donner en son honneur – mais le banquet de l’ambassade américaine le 18 mai fut le plus somptueux et le plus officiel. Pendant que Dodd se trouvait aux États-Unis 2 , sa femme, avec l’assistance du service du protocole, avait fait dresser une liste d’invités de quatre pages, en interligne simple, qui semblait comprendre toutes les personnalités éminentes de Berlin, excepté Hitler. Pour tout connaisseur de la bonne société berlinoise, la véritable fascination n’était pas de savoir qui serait invité, mais qui ne le serait pas. Göring et Goebbels s’excusèrent, de même que le vice-chancelier von Papen et Rudolf Diels. Le ministre de la Défense Blomberg arriva, mais pas Ernst Röhm, le chef des SA.
Bella Fromm était présente, de même que Sigrid Schultz et divers amis de Martha, dont Putzi Hanfstaengl, Armand Bérard, et le prince Louis Ferdinand. Ce mélange ajoutait à l’atmosphère électrique de la soirée, car Bérard était toujours amoureux de Martha, le prince Louis Ferdinand soupirait pour elle, et elle était toujours folle de Boris (curieusement absent de la liste des invités). Le jeune attaché de liaison d’Hitler, Hans Thomsen, dit « Tommy », que connaissait Martha, vint, de même qu’Elmina Rangabe, une beauté sombre et sensuelle, qui l’accompagnait souvent – mais il y avait un hic ce soir-là : Tommy était venu avec sa femme. Il y avait la chaleur, le champagne, la passion, la jalousie et, en arrière-plan, ce sentiment qu’une menace pointait à l’horizon.
Bella Fromm bavarda brièvement avec Hanfstaengl et consigna la rencontre dans son journal.
« Je me demande pourquoi nous avons été invités ce soir 3 , lui confia le chef de la propagande du Reich. Tous ces embarras au sujet des Juifs. Messersmith en est. Roosevelt aussi. Le Parti les déteste.
– Dr Hanfstaengl, nous en avons déjà discuté. Inutile de faire ce genre de numéro avec moi.
– D’accord. Même s’ils sont aryens, personne ne s’en douterait, à voir leur façon d’agir. »
À ce moment-là, Bella Fromm se sentait peu convaincue de la bonne volonté des nazis. Deux semaines plus tôt, Gonny, sa fille, était partie pour les États-Unis, avec l’aide de Messersmith, laissant Fromm déprimée mais soulagée. Une semaine auparavant, le journal libéral Vossische Zeitung – « Tante Voss », pour lequel elle avait travaillé pendant des années – avait fermé ses portes. Elle sentait que cette époque, où elle avait si bien réussi, touchait à sa fin.
« Bien sûr, si vous supprimez le bien et le mal pour le remplacer par “aryen” et “non-aryen”, cela laisse peu de place pour les gens qui ont des notions démodées vis-à-vis du bien et du mal, de ce qui est correct ou choquant. »
Pour changer de sujet, elle reparla de Messersmith ; d’après elle, celui-ci était tellement vénéré par ses collègues qu’« on considère presque qu’il occupe le rang d’ambassadeur » – une remarque qui aurait hautement irrité Dodd s’il l’avait entendue.
Hanfstaengl adoucit sa voix.
« Entendu, entendu, fit-il. J’ai un tas d’amis aux États-Unis et ils défendent tous les Juifs, eux aussi. Mais, comme le souligne le programme du Parti… »
Il s’arrêta alors, comme s’il était inutile d’insister. Il plongea la main dans sa poche et en sortit un petit sachet de bonbons aux fruits. Des Lutschbonbons . Bella les adorait quand elle était enfant.
« Prenez-en un, dit
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