Dans le jardin de la bête
Einstein, et le compositeur Otto Klemperer, dont le fils, l’acteur Werner Klemperer, camperait plus tard un commandant de camp nazi sympathique, l’esprit embrouillé, dans la série télévisée Stalag 13 . Ledig-Rowohlt était le fils illégitime de l’éditeur Ernst Rowohlt et travaillait comme éditeur pour l’entreprise paternelle. L’auteur en question était Rudolf Ditzen, célèbre sous son pseudonyme, Hans Fallada 2 .
La visite aurait dû intervenir plus tôt dans l’année, mais Fallada n’avait cessé de la reporter en raison de son inquiétude liée à la sortie de son dernier livre, Qui a mangé à la gamelle ? Fallada avait déjà connu la célébrité mondiale avec son roman Quoi de neuf, petit homme ? qui racontait la lutte d’un couple pendant la crise économique de la république de Weimar. La parution de Qui a mangé à la gamelle ? angoissait Fallada, parce que c’était sa première œuvre majeure à sortir depuis qu’Hitler était chancelier. Il n’était pas sûr que le livre trouverait grâce aux yeux de la Chambre de la culture du Reich, présidée par Goebbels, qui s’attribuait le droit de décider ce qui constituait la littérature acceptable. Pour faciliter l’accueil de son nouveau livre, Fallada avait ajouté à son introduction une déclaration remerciant les nazis d’avoir permis que la tragique situation au cœur de son livre ne puisse plus se reproduire. Même son éditeur, Rowohlt, pensait que Fallada avait été trop loin et jugeait l’introduction excessivement flagorneuse. Fallada la conserva.
Dans les mois qui suivirent l’accession d’Hitler au pouvoir, les écrivains allemands qui n’étaient pas ouvertement nazis s’étaient vite scindés en deux camps : ceux qui pensaient qu’il était immoral de rester en Allemagne et ceux qui croyaient qu’il était plus sage de se faire oublier, de se retirer le plus possible du monde, en attendant la chute du régime hitlérien. Cette dernière démarche fut baptisée « l’immigration de l’intérieur » 3 .
Martha proposa à Boris de les accompagner. Il accepta, même s’il l’avait précédemment avertie que Mildred était quelqu’un à éviter.
Ils se mirent en route le dimanche 27 mai au matin pour un trajet de trois heures jusqu’à la ferme de Fallada, située à Carwitz, dans la région du lac de Mecklembourg, au nord de Berlin. Boris conduisait sa Ford et, bien sûr, il baissa la capote. Le matin était frais et doux, la circulation presque inexistante. Une fois sorti de la ville, Boris accéléra. La Ford fonçait sur les routes de campagne bordées de châtaigniers et d’acacias, l’air embaumait le printemps.
À mi-chemin, le paysage s’obscurcit. « Des éclairs aux traits acérés illuminaient le ciel, raconte Martha, rendant la scène sauvage et violente du fait des couleurs, du vert électrique intense et du violet, du mauve et du gris. » Brusquement, la pluie déferla en petites bombes à eau qui explosaient sur le pare-brise, mais là encore, au grand ravissement de tous, Boris laissa la capote baissée. La voiture filait sur un nuage d’embruns.
Soudain le ciel s’éclaircit, laissant une vapeur traversée de rayons de soleil et de couleurs inattendues, comme s’ils roulaient dans un tableau. L’odeur du sol humide montait dans l’air.
Comme ils s’approchaient de Carwitz, ils pénétrèrent dans une région de collines, de prairies et de lacs bleu vif, reliés les uns aux autres par des sentiers sablonneux. Les maisons et les granges étaient de simples rectangles au toit en pente raide. Ils n’étaient qu’à trois heures de Berlin, mais l’endroit semblait isolé et reculé.
Boris gara la Ford devant une ancienne ferme au bord d’un lac. La maison se tenait au bout d’une langue de terre appelée le Bohnenwerder qui avançait dans le lac et était agrémentée de collines.
Fallada sortit de la maison, suivi d’un garçon d’environ quatre ans et d’une femme blonde et bien en chair, qui tenait leur deuxième enfant, un bébé. Un chien bondit derrière eux. Fallada avait une silhouette râblée avec une tête carrée, la bouche large et des pommettes si rondes et si lisses qu’on aurait pu croire à des balles de golf greffées sous la peau. Il portait des lunettes cerclées de noir. Leurs hôtes leur firent d’abord brièvement visiter la ferme qui avait été acquise grâce au succès de Petit homme . Martha fut frappée
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