Dans le jardin de la bête

Hanfstaengl. Ils sont confectionnés spécialement pour le Führer. »
    Elle en prit un. Juste avant de le mettre dans sa bouche, elle vit qu’il était frappé d’une croix gammée. Même les bonbons aux fruits étaient « normalisés ».
    La conversation passa aux luttes politiques qui empoisonnaient l’atmosphère. Hanfstaengl lui confia que Röhm avait des vues, non seulement sur l’armée allemande mais aussi sur l’aviation de Göring. « Hermann est hors de lui ! assura Hanfstaengl. On peut tout lui faire sauf toucher à sa Luftwaffe, et il serait capable d’assassiner Röhm de sang-froid. » Il demanda : « Vous connaissez Himmler ? »
    Fromm hocha la tête.
    « Il élevait des poulets quand il n’espionnait pas pour la Reichswehr, précisa Hanfstaengl. Il a fait virer Diels de la Gestapo. Himmler ne supporte personne, mais Röhm moins que quiconque. Maintenant ils sont tous ligués contre Röhm : Rosenberg, Goebbels et l’éleveur de poules. »
    Le Rosenberg en question était Alfred Rosenberg, un furieux antisémite, chef du bureau étranger du parti nazi.
    Après avoir consigné leur conversation dans son journal, Fromm ajoutait : « Il n’y a pas un responsable du Parti national-socialiste qui n’égorgerait allègrement tous les autres dirigeants dans le but de favoriser sa propre promotion. »
     
    On peut mesurer l’étrange climat qui régnait à Berlin au fait qu’un autre dîner, parfaitement inoffensif, devait se révéler avoir des conséquences absolument dévastatrices. La soirée se passait chez un banquier fortuné  4 , Wilhelm Regendanz, un ami des Dodd, même si, heureusement, aucun membre de sa famille ne fut invité pour l’occasion. Regendanz donna ce dîner en mai dans sa luxueuse villa de Dahlem, dans la partie sud-ouest du Grand Berlin, connue pour ses charmantes propriétés et la proximité de la forêt de Grunewald.
    Père de sept enfants, Regendanz était membre du Stahlhelm, ou « Casque d’acier », un groupement d’anciens officiers de l’armée de tendance conservatrice. Il aimait réunir des hommes aux positions diverses pour des repas, des débats et des conférences. Pour ce dîner, il avait prévu deux éminents invités, l’ambassadeur français André François-Poncet et le capitaine Röhm, qu’il avait reçus sous son toit en d’autres occasions.
    Röhm arriva, accompagné de trois jeunes officiers SA, dont un jeune adjudant aux boucles blondes surnommé « comte Joli », qui était le secrétaire de Röhm et, à en croire la rumeur, son amant occasionnel. Hitler présenterait par la suite ce repas comme un « dîner secret », même si, en fait, les invités ne firent aucune tentative pour dissimuler leur présence. Ils garèrent leurs véhicules devant la maison, sous le regard de toute la rue, les plaques d’immatriculation bien en vue.
    Les convives étaient curieusement assortis. François-Poncet détestait le chef des SA, comme il n’en fit pas mystère dans ses mémoires, Souvenirs d’une ambassade à Berlin * . « Ayant toujours éprouvé la plus vive répugnance à l’égard de Röhm, écrit-il, je l’évitai autant que possible malgré le rôle éminent qu’il jouait dans le Troisième Reich. » Mais Regendanz avait « supplié » l’ambassadeur de venir.
    Plus tard, dans une lettre à la Gestapo, Regendanz tenta d’expliquer pourquoi il avait tenu à réunir les deux hommes. Il en attribua l’initiative à François-Poncet qui, affirmait-il, s’était déclaré agacé de ne pouvoir rencontrer Hitler et avait demandé à Regendanz de faire savoir à un proche du Führer qu’il désirait un rendez-vous. Regendanz avait suggéré que Röhm pourrait être un intermédiaire valable. À l’époque du dîner, affirma-t-il, il ignorait le fossé qui s’était creusé entre Röhm et Hitler – « au contraire, déclara-t-il à la Gestapo, on pensait que Röhm avait l’oreille du Führer et était un de ses fidèles. En d’autres termes, on pensait informer le Führer quand on informait Röhm ».
    Pour le dîner, les hommes furent rejoints par Mme Regendanz et un de ses fils, Alex, qui se destinait à devenir avocat international. Après le repas, Röhm et l’ambassadeur français se retirèrent dans la bibliothèque de leur hôte pour une conversation informelle. Röhm parla de questions militaires et nia tout intérêt pour la politique, déclarant qu’il n’était qu’un soldat, un