Dans le jardin de la bête
deux fronts était exaspérante. En novembre 1933, Wise décrivait Roosevelt comme « inébranlable, incurable et même inaccessible sauf à ceux de ses amis sémites dont il peut être assuré qu’ils ne le dérangeront pas avec des problèmes juifs ». Selon Felix Warburg : « Jusqu’ici, les vagues promesses n’ont été concrétisées par aucune action. » Même le grand ami de Roosevelt, Felix Frankfurter, un professeur de droit de Harvard qu’il nomma plus tard à la Cour suprême, fut incapable de pousser le président à agir, à sa grande déconvenue. Roosevelt comprenait qu’il paierait le prix fort, sur le plan politique, toute condamnation publique des persécutions nazies ou tout effort visible pour faciliter l’accueil des Juifs aux États-Unis, parce que le discours politique américain s’appliquait à ne voir dans le problème juif qu’une question d’immigration. Les persécutions des Juifs par l’Allemagne levaient le spectre d’un vaste afflux de réfugiés juifs à une époque où les États-Unis chancelaient encore sous les effets de la dépression. Les isolationnistes ajoutaient une autre dimension au débat en affirmant, derrière le gouvernement d’Hitler, que l’oppression des Juifs allemands par les nazis était une affaire de politique intérieure, dans laquelle les États-Unis n’avaient pas à s’ingérer.
Même les Juifs américains 4 étaient profondément divisés sur la façon d’aborder le problème. D’un côté se tenait l’American Jewish Congress, qui se déclarait en faveur de toute forme de protestation, y compris des manifestations et le boycott des produits allemands. Un de ses dirigeants les plus en vue était le rabbin Wise, son président honoraire, qui, en 1933, supportait de moins en moins le mutisme de Roosevelt sur la question. Au cours d’un voyage à Washington, durant lequel Wise chercha en vain à rencontrer le président, le rabbin écrivit à sa femme : « S’il refuse de me recevoir 5 , je vais rentrer et déclencher une avalanche de courriers de la part de la communauté demandant qu’on agisse. J’ai d’autres cartes dans ma manche. Peut-être que cela vaudra mieux, car je serai libre de parler comme jamais auparavant. Et, avec l’aide de Dieu, je me battrai. »
De l’autre côté 6 se trouvaient des groupes juifs qui s’alignaient sur les positions de l’American Jewish Committee, lequel recommandait une voie plus discrète, craignant que des protestations bruyantes et des boycotts ne fassent qu’empirer les choses pour les Juifs encore présents en Allemagne. Parmi ceux qui s’alignaient sur cette position se trouvait Leo Wormser, un avocat juif de Chicago. Dans une lettre à Dodd, Wormser lui indiquait : « En ce qui nous concerne, à Chicago… nous sommes fermement opposés à la volonté de M. Samuel Untermeyer et du Dr Stephen Wise de poursuivre un boycott organisé contre les produits allemands. » Ce type de démarche, expliquait-il, risquait d’amener une persécution plus intense des Juifs d’Allemagne, « et nous savons que, pour beaucoup d’entre eux, cela pourrait être encore pire qu’actuellement ». Il affirmait aussi qu’un boycott risquait d’« entraver les efforts d’amis en Allemagne pour amener une attitude plus conciliante, en appelant à la raison et à l’intérêt personnel », et de réduire la capacité de l’Allemagne à rembourser sa dette à l’égard des porteurs américains. Il craignait les conséquences d’une démarche identifiée uniquement avec les Juifs. « Nous avons l’impression, expliqua-t-il à Dodd, que si le boycott est mené et soutenu par les Juifs, il va brouiller la donne, car la question ne doit pas être “ce que les Juifs vont subir” mais “ce que la liberté va subir”. » Comme Ron Chernow l’écrit 7 dans The Warburgs , « une division fatale minait les forces de la “communauté juive internationale”, alors que la presse nazie affirmait que celle-ci agissait d’une volonté unanime, inébranlable ».
En revanche, les deux parties étaient convaincues que toute campagne qui chercherait à encourager l’immigration juive aux États-Unis ne pouvait que conduire au désastre. Début juin 1933 8 , le rabbin Wise écrivit à Felix Frankfurter, à l’époque professeur de droit à Harvard, six ans avant qu’il fût nommé à la Cour suprême, que si le débat sur l’immigration aboutissait à la Chambre
Weitere Kostenlose Bücher