Dans le jardin de la bête
lui demander un certificat de moralité. »
Les militants juifs s’insurgèrent 21 contre les consulats américains à l’étranger, déclarant que ceux-ci avaient reçu discrètement l’ordre de n’accorder qu’une part infime des visas autorisés pour chaque pays, une accusation qui s’avéra fondée. Le propre juriste du secrétariat au Travail, Charles E. Wyzanski, découvrit en 1933 que les consuls avaient reçu des instructions orales pour réduire le nombre de visas d’immigration à 10 % du quota autorisé pour chaque pays. Les dirigeants juifs faisaient en outre valoir que la démarche pour se procurer des documents de police était devenue non seulement plus difficile mais plus dangereuse – « un obstacle presque insurmontable » 22 , comme le déclarait Joseph M. Proskauer, le président de l’American Jewish Committee, dans une lettre au sous-secrétaire Phillips.
Phillips s’offusqua d’entendre Proskauer présenter les consuls comme un obstacle. « Le consul 23 , le réprimanda Phillips en douceur, est seulement chargé d’établir avec obligeance et courtoisie si les demandeurs répondent aux conditions requises par la loi. »
Le résultat, selon Proskauer 24 et d’autres dirigeants juifs, c’était que les Juifs ne prenaient plus la peine de faire de demandes d’immigration pour les États-Unis. En effet, le nombre d’Allemands qui déposaient des demandes de visas représentait une infime fraction des vingt-six mille autorisés par le quota annuel de l’Allemagne. Cette disparité donnait aux fonctionnaires du Département d’État un argument statistique puissant pour s’opposer à une réforme : où était le problème, puisque si peu de Juifs faisaient une demande ? Roosevelt, dès avril 1933 25 , sembla accepter cet argument. Il savait aussi que toute tentative pour assouplir les règlements sur l’immigration risquait d’inciter le Congrès à réagir en procédant à des réductions draconiennes sur les quotas en vigueur.
Au moment de son déjeuner avec Dodd, Roosevelt était pleinement averti du caractère sensible de l’enjeu.
« Les autorités allemandes traitent les Juifs 26 de manière honteuse, et les Juifs de notre pays sont sur les nerfs, lui expliqua Roosevelt. Cependant cette affaire ne relève pas du gouvernement. Nous n’y pouvons rien, sauf dans le cas de citoyens américains qui risqueraient d’être victimes. Nous devons les protéger, et nous devons tout faire pour modérer les persécutions en exerçant une influence à titre personnel et privé. »
La conversation passa aux aspects pratiques. Dodd soutenait 27 qu’il se débrouillerait avec le salaire de dix-sept mille cinq cents dollars qui lui était attribué, une somme importante durant la dépression mais bien modeste pour un ambassadeur qui allait devoir recevoir les diplomates européens et des dirigeants nazis. C’était, pour Dodd, une question de principe : selon lui, un ambassadeur ne devait pas avoir un train de vie extravagant alors que le reste du pays souffrait. Mais, dans son cas, c’était un point discutable, puisqu’il lui manquait la fortune personnelle que tant d’autres ambassadeurs possédaient et de ce fait, l’eût-il voulu, il n’aurait pu mener le même train de vie extravagant.
« Vous avez parfaitement raison 28 , lui répondit Roosevelt. À part deux ou trois grands dîners et soirées, il ne sera pas nécessaire de donner des réceptions coûteuses. Essayez d’accorder toute l’attention souhaitable aux Américains de Berlin et organisez quelques dîners pour les Allemands qui s’intéressent aux relations avec les Américains. Je crois que vous pourrez arriver à vivre avec vos revenus sans sacrifier les aspects essentiels de votre mission. »
Après quelques autres propos sur les droits de douane et le désarmement, le repas prit fin.
Il était quatorze heures. Dodd quitta la Maison-Blanche et se rendit au Département d’État, où il projetait de rencontrer divers fonctionnaires et lire des dépêches en provenance de Berlin, à savoir les interminables rapports rédigés par le consul général George S. Messersmith. Ceux-ci étaient déconcertants.
Hitler était chancelier depuis six mois, ayant reçu cette nomination à la suite de tractations politiques laborieuses, mais il ne possédait pas encore le pouvoir absolu. Le président allemand, le maréchal Paul von Beneckendorff und
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