Dans le jardin de la bête

inévitablement plus ténus. Il voyait sa propre vie comme touchant presque à son terme, alors que son Vieux Sud était loin d’être achevé.
    « Ma chère enfant  18 , si tu ne t’offusques pas de ce terme, écrit-il à Martha, tu m’es si précieuse, ton bonheur dans ce monde troublé est si cher à mon cœur que je te vois toujours comme une petite fille pleine de vivacité ; pourtant je connais ton âge et j’admire ta réflexion et ta maturité. Ce que j’ai n’est plus une enfant. » Il méditait sur « Les routes qui s’ouvrent devant nous. La tienne ne fait que commencer, la mienne est tellement avancée que je commence à compter les ombres qui tombent sur moi, les amis qui sont partis, d’autres amis loin d’être assurés de la durée de leur bail ! Nous sommes en mai, et c’est presque décembre. […] Notre foyer, poursuivait-il, a été la joie de ma vie ». Mais maintenant ils étaient tous dispersés aux quatre coins du monde. « Je ne puis supporter cette idée de nos vies qui partent dans des directions différentes – avec le peu d’années qu’il nous reste. »
    Avec la proposition de Roosevelt, ils avaient l’occasion d’être réunis encore une fois, même si ce n’était que pour un temps.

3
    L E CHOIX
    É tant donné la crise économique que subissait le pays, l’invitation de Dodd n’était pas à prendre à la légère. Martha et Bill avaient la chance d’avoir un emploi : Martha était assistante du directeur littéraire du Chicago Tribune , Bill, professeur d’histoire et chercheur stagiaire – bien que jusque-là, il eût fait une carrière peu brillante qui déconcertait et préoccupait son père. Dans une série de lettres à sa femme en avril 1933, Dodd donnait libre cours à son inquiétude au sujet de leur fils : « William est un bon professeur  1 , mais il se refuse à travailler de manière acharnée dans tous les domaines. » Il se laissait distraire trop facilement, écrivait Dodd, surtout si une automobile passait dans les parages. « Il vaudrait mieux éviter  2  d’avoir une automobile à Chicago si nous souhaitons l’aider dans ses études, poursuivait Dodd. L’existence d’une voiture avec quatre roues est une trop grande tentation pour lui. »
    Martha avait beaucoup mieux réussi dans son travail, à la grande joie de Dodd, mais sa vie privée agitée l’inquiétait. Même s’il aimait profondément ses deux enfants, Martha était sa fierté. (Son tout premier mot  3 , d’après les archives familiales, avait été « papa. ») Elle faisait un mètre soixante, avait les cheveux blonds, les yeux bleus et un large sourire. Elle avait une imagination romanesque et flirtait volontiers, ce qui avait attisé les passions de nombreux hommes, jeunes et moins jeunes.
    En avril 1930  4 , alors qu’elle n’avait que vingt et un ans, elle s’était fiancée avec Royall Henderson Snow, un professeur d’anglais de l’Ohio State University. En juin, les fiançailles furent rompues. Elle avait eu une brève aventure avec un romancier, W. L. River, qui avait publié Death of a Young Man quelques années plus tôt. Il l’appelait Motsie et lui jurait fidélité dans des lettres composées de phrases incroyablement longues, faisant dans un cas soixante-quatorze lignes dactylographiées avec interligne simple. À l’époque, cela passait pour de la prose expérimentale. « Je ne demande rien d’autre à la vie  5  que vous, écrivait-il, je veux être avec vous à jamais, travailler et écrire pour vous, vivre où vous désirerez vivre, n’aimer rien ni personne que vous, vous aimer d’une passion terrestre mais aussi avec les éléments d’ordre supérieur d’un amour plus éternel, spirituel… »
    Il ne vit pas cependant son vœu s’accomplir. Martha tomba amoureuse d’un autre homme originaire de Chicago, James Burnham, dont les lettres évoquaient des « baisers doux  6 , légers comme le frôlement d’un pétale ». Ils se fiancèrent. Martha semblait prête cette fois à aller jusqu’au bout, et puis un beau soir, toutes les hypothèses qu’elle avait échafaudées concernant ce mariage imminent se trouvèrent chamboulées. Ses parents recevaient quelques invités pour une soirée dans la maison familiale de Blackstone Avenue, au nombre desquels figurait George Bassett Roberts, un ancien combattant de la Grande Guerre et à présent vice-président d’une banque de New York. Ses amis