Dans le jardin de la bête
l’appelaient simplement Bassett. Il vivait à Larchmont, une banlieue au nord de la ville, avec ses parents. Il était bel homme, grand, avec la bouche charnue. Un chroniqueur avait noté avec admiration lors de sa promotion : « Il a le visage rasé de frais 7 . La voix douce. Sa diction tend à la lenteur… Il n’y a rien en lui qui fasse penser à un banquier endurci de la vieille école ou à un statisticien ennuyeux comme la pluie. »
Au début, comme il se tenait au milieu des autres invités, Martha ne le trouva pas vraiment irrésistible mais, plus tard dans la soirée, elle le croisa alors qu’il se trouvait seul et à l’écart. Elle fut « frappée, écrit-elle. C’était une douleur et une douceur 8 comme une flèche qui fend l’air, lorsque je vous vis de nouveau et loin des autres, dans le couloir de notre maison. Cela paraît parfaitement ridicule, mais il en fut véritablement ainsi, la seule fois où j’ai connu le coup de foudre ».
Bassett fut pareillement ému et ils s’engagèrent dans une aventure au long cours pleine d’énergie et de passion. Dans une lettre le 19 septembre 1931, il écrivit : « Nous nous sommes bien amusés 9 cet après-midi à la piscine, et comme tu as été gentille avec moi après que j’ai enlevé mon maillot de bain ! » Et quelques lignes plus loin : « Ô dieux, quelle femme, quelle femme ! » Comme le dit Martha, il la « déflora ». Il l’appelait honeybunch * ou honeybuncha mia .
Mais il la déroutait. Il ne se conduisait pas avec elle comme les autres hommes qu’elle avait connus. « Jamais avant, ni depuis 10 , je n’ai aimé ni été aimée autant, sans recevoir une demande en mariage peu de temps après ! lui écrivit-elle des années plus tard. J’étais donc profondément blessée et je crois que du bois vermoulu pourrissait mon arbre d’amour ! » Elle fut la première à vouloir le mariage, mais il se montra hésitant. Elle manœuvra. Elle maintint ses fiançailles avec Burnham, ce qui rendit Bassett fou de jalousie. « Tu m’aimes ou tu ne m’aimes pas 11 , lui écrivit-il de Larchmont. Et si tu m’aimes avec toute ta raison, tu ne peux en épouser un autre. »
À la longue, de guerre lasse, ils finirent par se marier, en mars 1932, mais leur incertitude demeurait : ils gardèrent le mariage secret, même vis-à-vis de leurs amis. « Je t’aimais désespérément 12 et j’ai essayé de “t’avoir” pendant longtemps, mais après, peut-être en raison de l’épuisement dû à cet effort, l’amour lui-même s’est épuisé », tenta d’expliquer Martha. Et puis, le lendemain du mariage, Bassett commit une erreur fatale. Il était déjà suffisamment regrettable 13 qu’il eût à partir pour rejoindre New York et son emploi à la banque, mais pire, il oublia de lui envoyer des fleurs… une « peccadille », convint-elle plus tard, mais révélatrice de quelque chose de plus profond. Peu après, Bassett se rendit à Genève pour assister à une conférence internationale sur l’or, et il commit alors une autre erreur en omettant de l’appeler avant son départ pour « manifester une certaine fébrilité 14 concernant notre mariage et l’imminence d’un éloignement géographique ».
Ils passèrent séparément la première année de leur mariage, avec des retrouvailles périodiques à New York et Chicago, mais cette séparation physique accentuait la pression dans leurs relations. Elle reconnut plus tard 15 qu’elle aurait dû aller vivre avec lui à New York et transformer sa mission à Genève en voyage de noces, comme Bassett l’avait suggéré. Lors d’un coup de téléphone, il se demanda tout haut si leur mariage était une erreur. « Voilà, ça y était » 16 , expliqua Martha. À cette époque, elle avait commencé à « flirter » 17 – c’est le mot qu’elle emploie – avec d’autres hommes et avait entamé une aventure avec Carl Sandburg, un ami de longue date de ses parents qu’elle connaissait depuis ses quinze ans. Il lui envoya des brouillons de poèmes sur des bandes de papier fin aux formes curieuses, et deux mèches de ses propres cheveux blonds, nouées d’un fil noir de bouton. Dans une lettre, il proclamait : « Je vous aime au-delà de pouvoir vous dire 18 que je vous aime avec les cris de Shenandoah et les chuchotements de la pluie bleu nuit. » Martha distilla juste assez de
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